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Une théologie mystique des sacrements de l’initiation chrétienne


Contribution dans le cadre de la journée d’étude du 26 septembre 2018: « L’initiation chrétienne, hier et aujourd’hui« , organisée par la MSH-Lorraine en partenariat avec la LSRS et la revue « Connaissances des Pères de l’Eglise« .


Cet article a été publié dans la Revue « Connaissances des Pères de l’Eglise« au sein du numéro 152 de décembre 2018.


Une expérience de la Beauté de Dieu

et une théologie mystique des sacrements de l’initiation chrétienne

à travers la 11ème homélie du Cantique des Cantiques de Grégoire de Nysse.

Pertinences pour la Pastorale Liturgique et Sacramentelle.




AVANT-PROPOS:


Alors que le IVème siècle représente une étape charnière dans l’histoire liturgique de l’Eglise, grâce à la paix enfin acquise où l’on voit apparaitre une période d’intense créativité, il nous arrive d’oublier que celui que l’on nomme le Père des Pères puisa dans les sacrements de l’initiation chrétienne la source vive de sa théologie spirituelle (nous le verrons à travers la 11ème homélie sur le Cantique des Cantiques et la Vie de Moïse), ainsi que la révolution philosophique qu’il propose dans le rapport Eros/Agape comme étant l’expression concrète d’une conversion éthique permanente (ce qui est le propre des engagements de notre vie baptismale à travers le rite de la triple renonciation).


Si la théologie spirituelle de saint Grégoire de Nysse (331/341-394) repose sur le fait que l’homme est un être fini, créé à l’image et ressemblance d’un Dieu infini, elle implique une ontologie dynamique. L’homme est alors conçu de manière dynamique comme étant un être de désir. L’image métaphorique de l’ivresse est une composante incontournable dans la narration du « Père des Pères ». L’esprit créé est un infini en perpétuel progrès et reçoit perpétuellement de Dieu un accroissement d’être.


Cette dynamique du devenir fascina Hans Urs Von Balthasar dans un essai[1] qu’il consacra à saint Grégoire de Nysse après les travaux du cardinal Jean Danéliou dont le 1er numéro[2] de la collection « sources chrétiennes » fût consacré à la vie de Moïse. Ce travail sur le texte de l’évêque de Nysse fut revu et augmenté en 1955[3].


C’est parce que l’âme connaît Dieu qu’elle l’aime. C’est parce qu’elle aime Celui avec qui elle désire être unie que Dieu lui communique cette participation à sa vie divine dans laquelle elle peut le connaître et l’aimer davantage. Saint Grégoire de Nysse définit par le terme « épectase« qu’il a trouvé en Phil. 3, 13s cette interprétation de la nature de l’homme et de sa relation à Dieu comme une continuelle tension amoureuse vers Lui. L’ouvrage « La vie de Moïse » rédigé à la fin de sa vie (entre 385 et 390) présente cet itinéraire permettant au chrétien de cheminer vers son Dieu dans l’idée d’une montée progressive.


A la même période saint Grégoire de Nysse rédigea les 15 homélies sur le « Cantique des Cantiques ». La 11ème homélie résume indirectement les 3 voies qui structurent « La vie de Moïse » : à savoir le Buisson ardent, la Nuée, la Ténèbre lumineuse. Mais cette homélie expose surtout expose clairement le lien qui unit ces étapes avec les 3 sacrements de l’initiation chrétienne dans un rapport unitif et progressif.


La théologie spirituelle de saint Grégoire de Nysse prend ses racines et puise dans la théologie sacramentaire pour concevoir la vie sacramentelle comme une initiation progressive, une montée qui conduit le chrétien jusqu’aux sommets de la vie mystique, c’est-à-dire la communion perpétuelle avec Dieu.


Cette dynamique perpétuelle n’est-elle pas un exemple et un appui pour aujourd’hui ?

Saint Grégoire de Nysse ne pourrait-il pas être pour nous un témoin car au soir de sa vie il a su écrire une somme quoi révèle la profonde unité de son cheminement. Le déploiement de sa pensée, tant théologique que philosophique, reçoit des sacrements de l’initiation chrétienne une dynamique impressionnante.


A travers ses derniers écrits, il semble se présenter aux lecteurs comme est un témoin unifié.

C’est cette unité que nous allons exposer à travers le commentaire de la 11ème homélie sur le Cantique des Cantiques.


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MISE EN PROBLEMATIQUE:


Lorsque l’évêque commente le verset du Cantique des Cantiques[4] qui raconte la seule rencontre entre la Bien-aimée et le Bien-aimé à la porte de la chambre, il y condense sa théologie mystique des trois voies. La poétique biblique du récit où le Bien-Aimé se présente à la porte de la Bien-Aimée devient l’occasion pour saint Grégoire de Nysse de méditer sur la venue de Dieu en nous lorsqu’il se présente à notre porte.

Tout comme le livre de l’Apocalypse l’exprime en ces termes :


« Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi[5] »



Sans citer ce verset du Nouveau Testament saint Grégoire de Nysse va méditer sur cette venue de Dieu, cette entrée qui va conduire à cette communion exprimée par l’image du repas. Ne sommes-nous pas en présence de toute la dynamique de l’initiation chrétienne, où de l’accueil à la porte d’une église nous cheminons jusqu’au Banquet eucharistique ?

L’initiation chrétienne n’est-elle pas une question fondamentale de franchissement, de passage ? La porte ne serait-elle pas la plus belle image pour évoquer le mystère pascal, cet admirable échange ? Mystère d’une rencontre où Dieu vient jusqu’à nous et entre dans la Demeure que nous sommes ? Mystère d’une rencontre où l’homme entre dans le mystère même de Dieu ?


Il faut souligner que ce commentaire du Cantique des Cantiques aurait été rédigé par saint Grégoire de Nysse entre 390 et 394, c’est-à-dire à la fin de sa vie.


Cette 11ème homélie sur le Cantique des Cantiques nous est précieuse car elle nous permet de saisir une compréhension du temps dépendant d’une expérience spirituelle de la venue de l’Epoux en son âme. Il s’agit d’un éternellement émerveillement, d’une expérience qui n’a ni début ni fin mais est un perpétuel commencement.


C’est l’expérience de la nouveauté de Dieu.


Le « maintenant » d’une expérience spirituelle est cet émerveillement envers quelqu’un que l’on a jamais fini de comprendre, ni de découvrir.

Le « maintenant » ouvre à une expérience spatiale, c’est-à-dire une expérience de l’infini de Dieu.


Notre propos va se concentrer sur un extrait en particulier de cette 11ème homélie. Je vous propose de la citer en entier. D’une part pour ne pas perdre le rythme de la pensée de l’auteur. D’autre part pour se rendre compte de l’extraordinaire unité de l’ensemble.


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1. Une rencontre entre une compréhension des sacrements de l’initiation chrétienne et les 3 voies de la Vie de Moïse :

Voici ce qu’il écrit lorsqu’il commente l’arrivée de l’Epoux à la porte de la Bien-Aimée du Cantique des Cantiques:


« Dans le passé, en effet, l’âme a connu le Verbe autant qu’elle a pu le saisir ; mais, comme ce qui n’est pas encore saisi dépasse à l’infini ce qui a été saisi, l’Epoux peut apparaître déjà bien des fois à l’âme, et néanmoins, par sa voix, il peut promettre d’apparaître à son épouse comme s’il ne s’était jamais encore trouvé devant se yeux. […] Celui qui s’approchera d’une telle source admirera, certes, cette eau inépuisable jaillissant et se répandant à chaque instant. Cependant, il ne pourra prétendre avoir vu toute l’eau, car comment verrait-il celle qui est encore cachée dans le sein de la terre ? […] Ainsi en va-t-il de celui qui porte ses regards sur la divine et infinie Beauté : comme ce qu’il découvre à chaque instant se révèle plus extraordinaire et plus merveilleux, sans comparaison, que ce qu’il a pu saisir. [6]»



Avec une aisance extraordinaire, il montre que sa doctrine des trois voies issue de La vie de Moïse est une expérience de la Beauté de Dieu.


Tout en synthétisant ces trois voies (Buisson ardent, Nuée, Ténèbre lumineuse), il expose comment elles rendent compte d’un cheminement initiatique.


Saint Grégoire de Nysse écrit en commentant la demande du Bien-aimé à la Bien-aimée afin qu’elle lui ouvre la porte:


« Pour le grand Moïse, la manifestation de Dieu a commencé par la lumière. Après cela, Dieu s’entretient avec lui à travers la nuée. Enfin, lorsque Moïse s’est élevé plus haut et qu’il est devenu plus parfait, il voit Dieu dans la ténèbre.

Nous apprenons par-là ceci.

La première séparation d’avec les conceptions fausses et erronées sur Dieu est le passage de l’obscurité à la lumière.

Ensuite l’application plus soutenue aux choses cachées, conduisant l’âme par les choses visibles vers la nature invisible, est comme une nuée qui couvre d’ombre tout le visible, mais conduit et accoutume l’âme à tourner son regard vers ce qui est caché.

Enfin l’âme qui chemine de la sorte vers les choses d’en haut, après avoir, autant qu’il est possible à la nature humaine, abandonné les choses d’en bas, pénètre dans le sanctuaire de la connaissance de Dieu enveloppée de toute part par la ténèbre divine. Là, comme tout ce qui est visible et compréhensible a été abandonné au dehors, il ne reste plus à la contemplation de l’âme que l’invisible et l’incompréhensible, et c’est précisément là qu’est Dieu […]

Il fut un temps où l’épouse était noire, obscurcie qu’elle était par des doctrines ténébreuses, lorsque le soleil l’avait endommagée en desséchant par les tentations, la semence sans racine jetée sur les pierres […]

Mais, lorsqu’elle se fût arrachée de son union avec le mal et qu’elle désira approcher sa bouche de la source de la lumière par le merveilleux baiser mystique, alors elle devint belle, ayant été rendue resplendissante par la lumière de la vérité et lavée de la noirceur de l’ignorance par le moyen de l’eau […]

Après avoir traversé dans sa course, telle une cavale, et dans son vol, telle une colombe, la totalité du compréhensible et du visible, elle se repose d’abord, non sans un ardent désir, à l’ombre du pommier […]

Et maintenant, elle est enveloppée par la nuit divine, dans laquelle l’Epoux survient mais n’apparaît pas. Car comment dans la nuit, ce qu’on ne voit pas pourrait-il apparaitre ? Toutefois, il donne à l’âme une certaine perception de sa présence, en même temps qu’il échappe à une connaissance claire, caché qu’il est par l’invisibilité de sa nature.[7]»



Nous voyons bien comment saint Grégoire de Nysse applique la doctrine des trois voies développée dans La vie de Moïse à la Bien-aimée du Cantique des Cantiques.


A travers cette homélie nous avons une authentique théologie mystique nuptiale. Mais nous voyons bien en outre comment cette expérience est d’ordre de la Beauté de Dieu.

Cette transformation poétique de la noirceur en beauté, montre combien il y a une authentique œuvre de re-création. Cette œuvre divine est possible par le signe de l’eau et la lumière. L’eau qui lave de l’ignorance, et la lumière de la vérité qui fait resplendir son image sur la bien-aimée. Si c’est la beauté de la lumière de la vérité qui imprime son image sur la bien-aimée et la rend belle, alors nous sommes dans une expérience de Transfiguration. Mais en même temps, nous avons l’ensemble des éléments qui parlent du baptême. Ainsi décrite, la première voie de saint Grégoire de Nysse repose sur une mystique du baptême en lien avec le mystère de la Transfiguration.


Par contre, la deuxième voie utilise l’image de la colombe pour décrire cette ascension de la connaissance des choses visibles vers les choses invisibles. Cette deuxième voie est vraiment une Pâques de l’intelligence, où se manifeste le désir de connaitre, de comprendre. Il y a une authentique volonté de découvrir le sens caché des réalités visibles pour s’élever vers les réalités invisibles. Or l’emploi de l’image de la colombe n’est pas sans évoquer la plénitude du don de l’Esprit Saint, qui selon les mots même de Jésus, doit conduire à la vérité toute entière. Si l’expression johannique montre qu’il y a un chemin pour accéder à la vérité, alors toute l’expression de saint Grégoire de Nysse avec l’image de l’élévation de la colombe, parle bien de la dimension de la chrismation. Ici, cette mystique du deuxième sacrement de l’initiation serait vraiment cette plénitude de l’illumination de l’intelligence.


Cela amène à la troisième voie, celle de la ténèbre, où se concrétise la communion, l’union mystique avec l’Epoux. Ici, il est extraordinaire de voir que dans l’abandon à toute forme de parole et de persuasion verbale, on expérimente une présence dans l’absence de toutes contingences. Nous avons ici une compréhension mystique de l’eucharistie avec cette confession de foi en la Présence du Christ, qui selon l’expression de saint Thomas d’Aquin « supplée à nos sens défectueux [8]».


Ces trois voies appliquées au commentaire du Cantique des Cantiques forment une authentique théologie mystique nuptiale des sacrements de l’initiation chrétienne.


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2. Par les sacrements de l’initiation chrétienne, l’entrée du Bien-Aimé comme expérience de la Beauté de Dieu :


Chez saint Grégoire de Nysse cette théologie mystique des sacrements de l’initiation repose sur une expérience de la Beauté de Dieu. Mais cette dernière sera avant tout une expérience christologique, car sous l’expression la Vérité, il faut bien y entendre Jésus-Christ, le Verbe de Dieu. Il développe la compréhension de cette expérience par ses termes :


« Quelle est donc la mystique initiation qui est conférée à l’âme par le moyen de cette nuit ? Le Verbe touche la porte. Par cette porte, nous entendons l’activité de l’esprit visant à atteindre les réalités inexprimables […] La Vérité, qui se tient à l’extérieur de notre nature du fait de notre connaissance seulement partielle, selon le mot de l’apôtre, frappe donc à la porte de notre esprit par le moyen de symboles et d’énigmes. Elle dit : « Ouvre », et, en même temps qu’elle exhorte, elle suggère la manière dont il convient d’ouvrir la porte […] Car, si tu veux, dit la Vérité, que ta porte s’ouvre et que les linteaux de ton âme se soulèvent pour que fasse son entrée le Roi de gloire, il faut que tu deviennes ma sœur en accueillant mes volontés dans ton âme […], il faut aussi que tu approches de la Vérité et que tu lui deviennes rigoureusement proche, en sorte que rien ne s’interpose entre elle et toi, et que tu possèdes en ta nature la perfection de la colombe, perfection consistant en ce que tu sois sans défaut et remplie de toute innocence et pureté.[9] »



Cette description détaillée de l’Epectase nous est particulièrement précieuse. Elle montre qu’il s’opère deux réalités pour l’initiation chrétienne :


Tout d’abord la rencontre avec le Verbe qui va conduire sur un chemin de recherche et d’accomplissement de la Volonté de Dieu.

Ensuite cela amène à une transformation progressive pour devenir semblable à la Vérité dans une dynamique de purification et perfection.


Cette description détaillée de l’Epectase manifeste une double expérience de la beauté de Verbe, en tant que recherche de la volonté divine et transformation en lui. Cependant saint Grégoire de Nysse développe encore plus cette expérience ultime de la beauté du Verbe en ces termes :


« Le profit que tu retireras de m’avoir accueilli et introduit chez toi sera la rosée dont ma tête est pleine et les gouttes de la nuit qui tombent de mes boucles. La première de ces choses, à savoir la rosée, c’est la guérison […] Quant aux gouttes de la nuit, elles se rattachent à l’explication qui précède. Il n’est pas possible, en effet, que celui qui pénètre au sein des réalités inaccessibles et invisibles rencontre une pluie ou un torrent de connaissance, mais il doit s’estimer heureux si, au moyen de pensées ténues et indistinctes, la Vérité verse en lui, goutte à goutte, la connaissance de ces réalités, l’eau spirituelle tombant goutte à goutte par l’entremise des hommes saints et inspirés de Dieu.[10] »



Décrite de cette manière, cette expérience apophatique est une réelle transfiguration des sens. Cette expérience de la Beauté du Verbe est une expérience où Dieu seul agit et se révèle: c’est lui qui apporte la guérison (le pardon des péchés), c’est lui qui illumine l’intelligence (la lumière divine au cœur de la ténèbre). Cependant l’image de la goutte d’eau est riche, car elle montre que Dieu distille la Vérité. Mais cette distillation de la Vérité n’est pas directe, au contraire, elle est médiatisée par le biais de l’œuvre de l’Eglise.


Cette description de l’expérience de la Beauté de Dieu nous amène à considérer le lien théologique entre Dieu qui se communique et qui se révèle, et l’histoire des hommes. C’est à travers la médiation de l’Eglise que le Verbe éternel nous enseigne petit à petit la connaissance des choses cachées. Il est extraordinaire d’entendre ce récit lorsque l’on pense aux Confessions[11] de saint Augustin où ce dernier évoque la veillée au sein de laquelle il a reçu les sacrements de l’initiation.


Essayons d’aller encore plus loin concernant l’appréciation de cette entrée du Verbe, de ce moment où s’opère ce chemin de recherche de la volonté divine et de devenir semblable à la Vérité ? Car comment comprendre cette transformation intérieure en la Vérité ? Pour mieux cerner le sens de cette transformation intérieure saint Grégoire de Nysse dit ceci :


« En disant « chair », je parle du vieil homme que le divin Apôtre veut voir dépouiller et déposer[12] par ceux qui vont laver par le bain[13] du Verbe la souillure des pieds de leur âme. Donc celui qui a dépouillé le vieil homme et ôté d’autour de son cœur le voile a ouvert l’entrée du Verbe. Et du fait même que celui-ci entre, l’âme fait de lui son vêtement, suivant la prescription de l’Apôtre qui ordonne à celui qui a dépouillé la défroque loqueteuse du vieil homme de revêtir la tunique nouvelle créée selon Dieu dans la sainteté et la justice[14] et qui précise que Jésus est ce vêtement[15][16]



Saint Grégoire de Nysse expose ici une solide médiation baptismale en lien avec l’actualisation du mystère de la Rédemption. Cette entrée du Verbe dans l’âme est la concrétisation de l’œuvre du Salut opéré par le mystère pascal.

Par conséquent, cette transformation intérieure est bien l’accomplissement de l’œuvre du Salut. Cette purification est alors comprise comme la dynamique purgative du baptême à laquelle s’associe la symbolique de revêtir le Christ, c’est-à-dire devenir un autre Christ.


Cette description nous amène à considérer le mystère même de la Transfiguration, dont la théophanie similaire au baptême, nous donne la description du vêtement de lumière.

Cette description de saint Grégoire de Nysse est l’association de la réalité mystérique du baptême et de la transfiguration, toutes deux parfaites théophanies du mystère pascal. Il s’agit de la participation au mystère pascal où moment où l’on reçoit la vêture qu’est le Christ. Cette transformation en un autre Christ est bien une participation pleine et entière au mystère pascal.


Avec cette homélie, nous voyons bien l’harmonie qui existe entre une compréhension des sacrements de l’initiation chrétienne sous un angle nuptial avec l’initiation à la vie mystique et à la vie vertueuse que représente la vie de Moïse. C’est en approfondissant la notion même d’Epectase que nous pourrons alors mieux saisir la beauté des sacrements de l’initiation chrétienne comme leur admirable unité.

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3. Approfondissement sur la notion d’Epectase en lien avec une compréhension dynamique des sacrements de l’initiation chrétienne:


Grâce au Saint-Esprit on peut faire cette expérience de la Beauté de la Trinité et ainsi passer des choses sensibles vers la contemplation et la connaissance de Dieu dans l’amour. Ce qui se fait, comme pour saint Grégoire de Nysse avec la notion d’Epectase, c’est-à-dire la notion dynamique de ténèbre lumineuse.


Elle provient d’un commentaire extrait de la vie de Moïse.

Le cardinal Jean Danéliou proposa un essai[17] encore d’actualité sur la théologie mystique de saint Grégoire de Nysse.

Pour ce dernier, il y a trois voies pour accéder à Dieu comme une figure du retour de l’âme vers Dieu. Elles suivent l’itinéraire de Moïse sur l’ascension du Mont Sinaï : le buisson ardent, la nuée, la ténèbre[18].

En fait, il s’agit d’une quête perpétuelle : nous sommes illuminés par la connaissance de Dieu, mais en même temps on la cherche toujours. Nous sommes illuminés par la connaissance de Dieu, tout en étant dans les ténèbres de l’ignorance, ce qui engendre un mouvement perpétuel de recherche de Dieu. Saint Grégoire de Nysse définit l’Epectase en ces termes :


« L’homme qui désire voir Dieu voit celui qu’il recherche dans le fait même de toujours le suivre ; la contemplation de sa face, c’est la marche sans répit vers Lui, qui est réussie si on marche à la suite du Verbe. [19]»



Jean Daniélou montrait avec force comment cette notion d’épectase, de « ténèbre lumineuse», aura une influence déterminante sur le christianisme et sur les mystiques chrétiens à travers leurs écrits.

Il est alors déterminant de prendre conscience que l’ensemble des écrits mystiques qui prennent appui sur la Vie de Moïse ainsi que la notion d’épectase, convoquent sans s’en rendre compte un enracinement direct aux sacrements de l’initiation chrétienne.

Pour le théologien français il montre comment la formulation de Grégoire de Nysse provient elle-même d’un de ses Maîtres et amis, le juif helléniste Philon.

A ce propos, il écrit ceci :


« Quel sens à la ténèbre chez Philon ? Il semble bien que ce soit davantage exposé philosophique en langage allégorique qu’expérience mystique. « Le commentaire relatif à la nuée, écrit H.-Ch. Puech, montre que l’allégorisme philonien repose, non sur une expérience, mais sur une spéculation dogmatique dominée par l’affirmation très nette de l’incompréhensibilité de l’essence divine qui demeure transcendante à toute créature finie et changeante[20] »

[…] mais aucun auteur ne lui a donné plus de place que Grégoire de Nysse. C’est de lui, ainsi que le prouvent des dépendances littérales, que le pseudo-Denys en héritera. Et par le pseudo-Denys, toute la mystique ultérieure jusqu’à saint Jean de la Croix sera enrichie de ce thème.

[…] C’est qu’en effet, si Grégoire n’a pas inventé ce thème, son influence propre, comme pour les autres symboles, l’ivresse sobre par exemple, a été de le transposer de l’ordre abstrait à l’expression d’expériences mystiques concrètes, de lui donner un sens psychologique : « Si l’on veut trouver quelques chose de plus proche du contenu concret de la Nuit Obscure de saint Jean de la Croix, il faut chercher du côté de Grégoire de Nysse, chez qui la poursuite amoureuse et désespérée de l’objet infini est dépeinte avec un accent et une émotion qui donnent l’impression du vécu[21] ». [22]»



Jean Daniélou propose alors cette définition à la ténèbre lumineuse:


« C’est la radical transcendance de Dieu à l’égard de toute nature, de toute possibilité de l’intelligence. Dieu à cet égard est vraiment environné par « l’incompréhensibilité », comme par une « ténèbre ». Mais cette ténèbre, selon une formule que nous trouvons ici pour la première fois et que reprendra Denys, est une ténèbre« lumineuse » : c’est une réalité souverainement positive que l’homme naturel ne connaît pas, parce que ses yeux ne sont pas faits pour elle, mais où Dieu peut l’introduire mystérieusement. […] La « ténèbre » marquait cette rupture avec le domaine ordinaire de la connaissance. La foi commence à nous entrevoir le mode propre de cette relation qui s’établit dans la ténèbre, entre Dieu et l’âme. Il n’y a plus ici de saisie intellectuelle. Mais il y a tout autre chose : il y a une relation existante. C’est le sens de cette « habitation » à laquelle tend la foi, qui est la « chambre » intérieure du cœur. C’est là le domaine mystérieux où, au-delà de tout concept, dans une union d’amour s’établit un contact entre Dieu et l’âme. Nous comprendrons mieux alors le sens de la ténèbre et les raisons pour lesquelles l’âme est si longue à s’y accoutumer. Elle voudrait toujours revenir à ses modes familiers de connaître, à ses « trésors ». La pédagogie divine lui fait comprendre peu à peu qu’elle doit se déposséder de tout cela, que c’est dans la foi pure qu’on peut toucher mystérieusement celui qui reste toujours « caché dans la ténèbre ». […] Reste que cette « ténèbre » et c’est son second aspect, n’est pas seulement ténèbre parce qu’elle se situe dans un domaine inaccessible à la connaissance ordinaire, mais parce que l’expérience y est toujours infime par rapport à l’objet. C’est ce dernier aspect que développe Grégoire : « Si tu me reçois et me fais habiter en toi, tu auras pour récompense la rosée dont ma tête est couverte et les gouttes de la nuit dont sont trempées les boucles de mes cheveux [23]».[24] »



Il est saisissant de voir que le cardinal Jean Daniélou s’appuie sur un extrait de la 11ème homélie sur le Cantique des Cantiques déjà citée auparavant, pour cerner le sens de l’Epectase nysséeenne.


La confrontation entre cette notion propre à la théologie mystique avec les sacrements de l’initiation chrétienne nous amènent à ces quelques considérations pour la pastorale liturgique et sacramentelle:

  • Considérer l’initiation chrétienne comme une dynamique perpétuelle où la vie du chrétien serait comparable à une poursuite amoureuse et désespérée envers Celui qui est venu à sa porte et qui s’est donné à Lui pour son Salut. Reprendre les travaux de Hans Urs Von Balthasar sur la notion de devenir pourrait être pertinent.

  • Avec la notion d’Epectase, la révolution nysséeenne a été de transposer dans une expérience mystique ce qui relevait chez Philon d’Alexandrie de la philosophie conceptuelle. Or aujourd’hui, à force de se fixer uniquement sur la transmission de la foi dans une époque de rupture, ne risquons-nous pas de faire de l’initiation chrétienne une démarche aux accents trop didactiques où l’émotion du moment vécu ne se borne plus qu’à ce que l’individu en perçoit. Or la dynamique interne de la notion d’Epectase repose justement sur ce que l’on ne perçoit pas.

  • Les signes sacramentels proposent des expériences sensibles dont il faut se déposséder pour rechercher Celui qui demeurera toujours dans les ténèbres. L’expérience sensible que l’on vit par l’acte liturgique n’est qu’un prélude, car elle sera toujours infime par rapport à la Grâce donnée par les rites liturgiques. La soif repose sur ce qui n’est pas encore donnée ! Les signes sacramentels auraient, tels des portes, la même dynamique pascal du passage.


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POSTLUDE :


Avec cette confrontation originale entre La vie de Moïse et les sacrements de l’initiation chrétienne à travers la 11ème homélie du Cantique des Cantiques, l’initiation chrétienne est comparable à un « chant d’amour de la fiancée blessée par la beauté de l’Epoux », qui se prépare à l’union mystique avec Lui par la purification, œuvre de l’Esprit-Saint.


Il est touchant de voir qu’à la fin de sa vie, Saint Grégoire de Nysse avait toujours devant les yeux les sacrements qui ont fait de lui un authentique chrétien. Mais de voir en outre comment il les a intégrés dans sa recherche personnelle à la fois théologique, philosophique et spirituelle. Nous pourrions légitimement nous demander si à travers la vie de Moïse il ne cherchait pas au fond à comprendre la dynamique et le cheminement qu’implique la Grâce qu’il avait lui-même reçu, de la même manière que le Livre de l’Exode accompagne le cheminement du carême pour préparer les chrétiens à se renouveler dans la Grâce des sacrements de Pâques.


A nous de saisir l’initiation chrétienne et les sacrements qui leur sont contingents comme l’occasion inespérée d’une véritable transfiguration de l’Eros[25], car à travers la notion d’Epectase saint Grégoire de Nysse propose une révolution encore d’actualité.


D’ailleurs elle a été intégrée de manière indirecte au sein de la première encyclique du pape émérite Benoît XVI. Le 25 décembre 2005, en prenant appui sur un commentaire personnel du Cantique des Cantiques, il proposa une herméneutique unitaire entre Eros et Agapè, dont les conséquences anthropologiques sont pertinentes et révolutionnaires quant à la capacité de l’homme de convertir sa capacité d’aimer.

Il montre justement que l’Agapè, loin de s’opposer à l’Eros, vient au contraire le purifier de tout repli narcissique, pour l’aider à mûrir et lui permettre de se réaliser[26].

Benoît XVI réhabilitait l’Eros en l’assumant dans l’Agapè, ce qui est résolument une harmonique Nysséenne à travers la vie de Moïse et la notion d’Epectase.


Dans le salut apporté par le Christ et surtout le mystère de son Incarnation Rédemptrice, il a une réciprocité entre l’Eros qui donne chair à l’Agapè et l’Agapé qui vient transformer l’Eros en gratuité. Au sein d’une compréhension nuptiale de cette question où se rencontrent philosophie et théologie, le pape émérite fondait cette réciprocité permettant la purification de l’Eros vers l’Agapè[27].


C’est dans l’Amour de Dieu que l’amour humain peut se purifier et s’élever.

Encore aujourd’hui nous ne mesurons pas une telle révolution anthropologique, authentique fruit de la Grâce pascale qu’apportent les sacrements de l’initiation chrétienne.


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[1] Hans Urs Von BALTHASAR, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesnes, 1988. Edition réalisée à partir de l’édition originale de 1942

[2] GREGOIRE DE NYSSE. La Vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu. Introduction et traduction de Jean Daniélou, s. j. Paris, Cerf, 1942

[3] GREGOIRE DE NYSSE. La Vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu. Introduction et traduction de Jean Daniélou, s. j. 2e édition revue et augmentée du texte critique (« Sources chrétiennes », 1 bis). Paris, Cerf, 1955

[4] Ct 5,2-8

[5] Ap 3,20

[6] GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur le Cantique des Cantiques, p. 235-236

[7] Ibid. p. 237-238

[8] « sensuum defectui ». Il s’agit du dernier verset de la 1ère strophe de l’hymne Pange Lingua. (Vêpres de la solennité du Très Saint Sacrement)

[9] Ibid. p. 239

[10] Ibid. p.239

[11] AUGUSTIN D’HIPPONE, Confessions, Livre IX, chap. 6, Paris, La Pléiade, 1998

[12] Ep 4,22 et Col 2,15-16

[13] Ep 5,26

[14] Ep 4,24 et Col 3,10

[15] Rm 13,14 et Ga 3,27

[16] GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur le Cantique des Cantiques, p. 240-241

[17] J. DANIELOU, Platonisme et théologie mystique, Paris, Aubier, 1944

[18]Ibid. p. 201-202

[19]GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur le Cantique des cantiques, Migne, coll. « Pères dans la foi », 2008 p. 246

[20] H.CH. PUECH, La ténèbre mystique chez le Pseudo-Denys, Et. Carm. 1938, p.47

[21]Ibid. p.53

[22] J. DANIELOU, Platonisme et théologie mystique, Paris, Aubier, 1944, p. 202-203

[23]Ibid. p.207

[24]Ibid. p.206-207

[25] Référence empruntée à l’essai d’Alain DUREL, Éros transfiguré: variations sur Grégoire de Nysse, Paris, Cerf, 2007

[26] BENOIT XVI, Deus caritas est, Paris, Bayard, 2006, p.24-25

[27] Ibid. p. 26-27

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