Essai sur la présentation des dons
- bohleremmanuel
- 18 mai 2021
- 7 min de lecture
A partir du commentaire musical du chant "Vers toi Seigneur" publié dans le N°02-2021 de la revue CAECILIA.
Essai publié dans le N°03 de la Revue CAECILIA (mai 2021).

Dans le précédent numéro nous avions consacré un commentaire du chant "Vers toi Seigneur" (DEV 347) de Nicole BERTHET et Théo MERTENS. Ce numéro nous autorise à déployer plus largement l'analyse des 5 strophes pour ressaisir le rite de la préparation des dons.
1. "Vers toi, Seigneur, vois nos mains qui s'élèvent ! Un seul chant joyeux a jailli de nos lèvres. Reçois ces jours de travail et de fête, Royaume de Dieu parmi nous."
On met l'accent sur le geste d'offrir : les mains élèvent vers Dieu. Ce geste est accompagné d'un chant d'action de grâce. Le style narratif de cette strophe puise au genre littéraire des psaumes[1]. On demande explicitement à Dieu de recevoir les activités de la journée (travail ou repos), or en liturgie ce verbe a traditionnellement une connotation oblative et sacrificielle. "Par les mains" c'est tout le fruit de l'activité humaine : le travail (celui des mains) ou le repos (lorsque les mains sont en prières) qui deviennent une offrande. On exprime dans sa plus simple expression poétique la complexe expression biblique[2] de sacrifice de louange[3]. Elle désigne les sacrifices (ou culte) spirituels[4] enseignés dans la Lettre aux Hébreux[5], la Lettre aux Romains[6] et la 1ère Lettre de Pierre[7]. Nos paroles et notre vie entière manifestent cette participation active au mystère eucharistique.
2. "Vers toi, Seigneur, nos prières s'élancent. Transforme nos mains en un chant de louange : en servant nos frères, c'est toi qu'elles chantent, Royaume de Dieu parmi nous."
L'expression poétique venant d'Augustin de "l'admirable échange" (ou admirabile commericum) est souvent utilisée pour désigner la dynamique interne de la prière eucharistique[8]. On offre le pain et le vin et en échange on reçoit le Corps et le Sang de Jésus-Christ en communion. On condense un appel, un admirable échange mais s'appliquant au niveau de l'offrande de nous-mêmes. Prenant appui sur le psaume 140, on offre à Dieu ce qui nous permet d'accomplir ce geste : les mains[9]. En échange, elles vont devenir un instrument de la Grâce, une épiphanie de la Charité. Ce lien entre offrande déposée à l'Autel et amour concret du prochain se trouve enseigné dans le Livre d'Isaïe[10].
3. "Voici nos mains pour que vienne ton règne. Voici nos deux mains pour que change la terre : remplis de ta force d'amour tous nos gestes,Royaume de Dieu parmi nous."
Par l'expression "voici" on rappelle l'offrande des mains exposée à la strophe précédente, mais on demande maintenant la descente d'un don : celui qui va "remplir d'une force[11]", autrement dit la Puissance de l'Esprit saint. Ainsi on reprend toute la dynamique d'une authentique épiclèse, c’est-à-dire l'invocation de la Puissance de l'Esprit sur les offrandes présentées à Dieu afin de les consacrer. Par cette consécration des mains, l'admirable échange évoqué dans la strophe 2 va pouvoir se concrétiser : elles vont pouvoir construire une vie entièrement fondée dans la charité : ferment pour une vie fraternelle au service de la fraternité.
4. "Voici le pain et le vin sur la table : fais de nous, Seigneur, le ferment dans la pâte, le sel d'une vie fraternelle, amicale, Royaume de Dieu parmi nous."
C'est l'unique fois où l'on parle du pain et du vin mais pour mieux mettre en lumière la transformation du fidèle en "ferment". Comme le pain et le vin sont "transformés" par la Puissance de l'Esprit, le fidèle doit être transformé pour à son tour transformer le monde. Développant la strophe précédente, le lien exprimé entre le mystère eucharistique et la vie fraternelle se trouve développé dans la Lettre aux Romains[12].
Dans la dynamique de la consécration du pain et du vin, les fidèles sont eux-mêmes consacrés[13] pour la mission. Cette strophe, avec la sobriété de son expression, condense toute la spiritualité eucharistique des laïcs enseigné par le Concile Vatican II[14]. D'ailleurs les expressions "ferment[15](ou levain) dans la pâte" et "sel[16] de la terre" désignent l'engagement des chrétiens au cœur de la société comme l'enseigne le concile Vatican II[17].
5. "Prends-nous la main quand nos forces s'épuisent. Père, que ta main aujourd'hui nous conduise là où nous verrons se lever ta justice,Royaume de Dieu parmi nous."
En harmonie avec l'enseignement conciliaire selon la Constitution Lumen Gentium[18], cette dernière strophe, tout en nous présentant l'Eucharistie comme un viatique (c’est-à-dire la nourriture qui nous donne la force nécessaire pour nous permettre d'aller vers la Maison du Père), nous montre que la Vie éternelle est déjà là. Par la métaphore de l'offrande des mains, nous attendons la Vie éternelle qui nous est promise mais en même temps nous la cherchons dès ici-bas.
S'inspirant des psaumes[19] on rappelle que Dieu est le Bon Pasteur qui toujours nous précède dans l'existence. L'Eucharistie est mystère qui précède[20] la communauté ecclésiale tout en étant un avant-goût[21] du Banquet Céleste vers lequel nous aspirons.
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Par ces 5 strophes Nicole BERTHET nous propose un magnifique enseignement en conformité avec l'Ecriture, la Tradition (enseignement apostolique) et le Magistère (enseignement du Concile Vatican II).
Le prisme biblique du Sacrifice spirituel[22] semble être dominant, ce qui en soit est parfaitement légitime et irréprochable si l'on en juge la qualité de sa compréhension du mystère eucharistique. Mais est-ce pertinent de chanter un tel enseignement lors de la préparation des dons ?
Comme pour la tradition ancienne et vénérable des "grands offertoires", ce chant serait comparable à un "offertoire sur les grands jeux" : à partir du simple geste d'offrande on révèle de manière solennelle et grandiose l'offrande de soi-même, une consécration de la personne, une épiclèse pour recevoir la force de l'Esprit et même de la Vie éternelle à la fin de notre pèlerinage sur la terre, et tout cela avant la prière eucharistique !
Ce chant met en lumière non pas le destinataire de l'offrande, mais celui qui offre. Or n'est-ce pas le cœur de la réforme des gestes et prières de la présentation des dons, où la sobriété et le dépouillement cèdent le pas à l'ancienne magnificence, nous permettant ainsi de nous recentrer sur le destinataire ?
La préparation des dons est un acte de foi avant d'être volonté d'engagement. On confesse que tout vient de Dieu avant de devenir offrande pour retourner à lui en action de grâce[23]. On reconnait que seul le don de Dieu, premier et gratuit, permet en retour de lui offrir quelque chose. La réforme liturgique nous permet de retrouver le sens biblique du sacrifice où centré sur le destinataire, c'est un don fait à Dieu[24].
On "prépare" simplement pour redonner au sacrifice eucharistique toute sa force et permettre une participation active, consciente et fructueuse à la dynamique de consécration.
C'est pendant la prière eucharistique que tout s'accomplit et que les fidèles vont vraiment s'offrir en sacrifice spirituel avec toutes les conséquences éthiques que cela implique.
Or le sacrifice spirituel selon l'enseignement du Nouveau Testament, comme de l'Ancien Testament, relève plus d'une "consécration" que de la présentation des dons, même soigneusement préparés pour devenir "offrandes". C'est pourquoi une 2ème épiclèse[25] a justement été intégrée à la liturgie eucharistique lors de la révision des livres liturgiques nous permettant de renouer avec l'enseignement apostolique, c’est-à-dire la Tradition.
Devant Dieu, la présentation des dons est un moment délicat pour contempler la fragilité du pain, du vin, de nous-mêmes. Plus on prend conscience de cette fragilité, plus on prend conscience de l'admirable échange que Dieu nous donne car la fragilité sera transfigurée par la consécration et nous communiquera la Gloire devant qui s'agenouille les anges : Jésus-Christ mort et ressuscité.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------- [1] Ps 133,2 et Ps 50,17-18. [2] Cf Compendium en supplément numérique. [3] Dans l'Ancien Testament on trouve uniquement "sacrifice d'action de grâce". L'expression "sacrifice de louange" est exclusivement utilisée dans le Nouveau Testament. [4] Cothenet E., L'Eucharistie au cœur des Ecritures, Paris, Salvator, 2016, p.175-184. [5] He 13,15. [6] Rm 12,1. [7] 1 P 2,5-12. [8] Prière sur les offrandes, 6ème semaine du Temps Ordinaire : « Accepte, Seigneur, ce que nous présentons dans cette eucharistie où s'accomplit un admirable échange : en t'offrant ce que tu nous as donné, puissions-nous te recevoir toi-même. Par Jésus, le Christ, notre Seigneur. Amen. » [9] Ps 140,2. [10] Is 1,11-17. [11] L'expression "rempli d'une force" se trouve à la fois dans l'Ancien Testament (Za 4,6 ; Mi 3,8) comme dans le Nouveau Testament (Lc 4,14 ; Lc 24,49 ; Ac 1,8 ; Ac 6,8 ; Ac 10,38 ; 2 Tim 1,7 ; Rm 15,13 ; Rm 15,19 ; 1 Co 2,4). [12] Rm 12, 1-15. En écho avec Is 1, 11-17. [13] Benoit XVI, Exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, N°11, Rome, 22 février 2007. [14] Concile Vatican II, Décret Apostolican actuositatem sur l'apostolat des laïcs, n°03, 18 novembre 1965 : « Les laïcs tiennent de leur union même avec le Christ Chef le devoir et le droit d’être apôtres. Insérés qu’ils sont par le baptême dans le Corps mystique du Christ, fortifiés grâce à la confirmation par la puissance du Saint-Esprit, c’est le Seigneur lui-même qui les députe à l’apostolat. S’ils sont consacrés sacerdoce royal et nation sainte (cf. 1 P 2, 4-10), c’est pour faire de toutes leurs actions des offrandes spirituelles, et pour rendre témoignage au Christ sur toute la terre. » [15] 1 Co 5,6-8. [16] Mt 5,13. [17] Concile Vatican II, Décret Apostolican actuositatem sur l'apostolat des laïcs, n°02, 18 novembre 1965 : « Les laïcs rendus participants de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ assument, dans l’Église et dans le monde, leur part dans ce qui est la mission du Peuple de Dieu tout entier. […] Le propre de l’état des laïcs étant de mener leur vie au milieu du monde et des affaires profanes ; ils sont appelés par Dieu à exercer leur apostolat dans le monde à la manière d’un ferment, grâce à la vigueur de leur esprit chrétien. » [18] Concile Vatican II, Lumen Gentium n°48, 21 novembre 1964 : « Ainsi donc déjà les derniers temps sont arrivés pour nous (cf. 1 Co 10, 11). Le renouvellement du monde est irrévocablement acquis et, en réalité, anticipé dès maintenant : en effet, déjà sur terre l’Église est parée d’une sainteté encore imparfaite mais déjà véritable. » [19] Ps 84, 14 - Is 58,8. [20] Benoit XVI, Exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, N°14, Rome, 22 février 2007. [21] Ibid. N°31. [22] Cf Compendium en supplément numérique. [23] Is 55, 10-12. [24] Marx A., "Le sacrifice dans la bible, sa fonction théologique", In : Pardès 2005/2 (n°39), p.162. [25] Missel Romain, Prière eucharistique II : «…Humblement, nous te demandons qu'en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l'Esprit Saint en un seul corps » ; Prière eucharistique III : «…Que l'Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire, pour que nous obtenions un jour les biens du monde à venir…» ; Prière eucharistique IV : «…accorde à tous ceux qui vont partager ce pain et boire à cette coupe, d'être rassemblés par l'Esprit Saint en un seul corps, pour qu'ils soient eux-mêmes dans le Christ une vivante offrande à la louange de ta gloire. »
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