Complément au commentaire du "Magnificat en canon" de Jacques BERTHIER (répertoire de Taizé)
- bohleremmanuel
- 18 mai 2021
- 9 min de lecture
Analyses et propositions de mises en oeuvres du célèbre « Magnificat en canon »à la manière d'une polyphonie de la Renaissance !
Complément du commentaire du célèbre "Magnificat en canon" du répertoire de Taizé.
Cote : Ateliers et Presses de TAIZE
Texte : Ecriture Sainte – Domaine public
Article publié par l’Union Sainte Cécile, dans la revue CAECILIA du Service Diocésain de Pastorale Liturgique et Sacramentelle, de musique et d’art sacré de l’archidiocèse de Strasbourg.
N°03, édition de mai 2021.

Au sein du commentaire de ce célèbre canon du répertoire de Taizé, nous avions pu mettre en évidence comment Jacques Berthier s'inspire et transpose les éléments stylistiques constitutifs de l'écriture contrapuntique vocale des polyphonies de la Renaissance pour les besoins de cette "assemblée" particulière qui se rassemble à Taizé.
Le "Magnificat en canon" de Jacques Berthier est composé d'un riche matériau thématique composé de :
· 2 canons monodiques (ou canon direct à l'unisson).
· 2 canons polyphoniques à 4 voix. (ce qui constitue une création).
Le thème de chacun des 4 canons est composé de 4 shèmes.
Basés sur la même grille harmonique, ces 4 canons sont donc parfaitement superposables.
Bien que le terme "canon" n'apparaisse qu'au XV-XVIème siècle, l'écriture fondamentale remonte au XIIIème siècle. Il s'agit d'un procédé d'écriture basée sur l'imitation. On énonce un thème (conséquent) et il se développe en imitation d'une voix à l'autre (conséquent) avec un décalage. Ce décalage produit un contrepoint.
Quoi que nous en pensions, même si l'écriture contrapuntique du canon n'est pas considérée comme un art "savant", il n'en demeure pas moins un art complexe.
Art complexe car il faut savoir écrire un thème dont les shèmes qui le constituent soient superposables avec le décalage. Cela révèle d'une compétence à la fois métrique, harmonique et mathématique à cause du rapport de proportion.
Art complexe car il ne suffit pas de le commencer ! Il convient de surtout de l'organiser avec précision afin de pouvoir l'arrêter avec art ! L'organisation se situe à 2 niveaux. Tout d'abord l'organisation des ensembles vocaux (nous ne sommes obligés de conserver la structure traditionnelle des voix par pupitres) en définissant le nombre d'ensemble nécessaire ainsi que le nombre de choristes pour arriver à un équilibre sonore favorisant l'euphonie caractéristique de ce genre musical. Ensuite il y a l'organisation musicale avec les décalages et la répartition de thème, comme si le canon devait être écrit.
Il faut admettre que la compétence et l'audace des Maîtres polyphoniques de la Renaissance reposait sur leur capacité d'organisation. C'est donc tout naturellement que nous allons observer la manière dont un Maître de la Renaissance a organisé un "canon" afin de pouvoir nous en inspirer pour l'organisation du "Magnificat".
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Organisation du canon à 13 voix Jesus autem transiens
de Robert Wylkynson (1450-1515)
Robert Wylkynson est considéré comme l'un des plus grands musiciens catholiques de l'Angleterre au XVème[1]. A tel point que certaines des œuvres vocales de ce "Maître de choristes" sont parvenues jusqu'à nous, malgré la réforme anglicane, à travers une collection de manuscrits nommée "Livre de chœur d'Eton[2]".
D'un point de vue textuel, ce canon est composé d'un extrait d'antienne inspiré de l'Evangile de Luc[3] associé au texte latin de Symbole des apôtres.
L'antienne latin dit ceci : "Iesus autem, transiens per medium illorum, ibat" qui se traduit par : "Mais Jésus, passant au milieu d'eux, allait son chemin". Cette citation provient de l'épisode où Jésus fait la lecture à la synagogue de Nazareth, où en lisant Isaïe il inaugure et fonde sa mission prophétique. Le compositeur sélectionne uniquement "Iesus autem, transiens" que l'on va nommer "A". Cette phrase, avec sa ligne mélodique grégorienne originelle en valeur longue, deviendra le 1er schème de thème de ce canon. Il servira d'abord de noyau métrique pour ce que nous appellerions aujourd'hui une "mesure". Elle est composée de 9 "semi-brèves" (noté aujourd'hui comme une ronde), la semi-brève servant d'unité de mesure. Le schème servira de noyau mélodique fondamental à l'élaboration des mélodies de tous les autres schèmes.
Le texte des 12 autres schèmes sera constitué de divisions du texte du Symbole des Apôtres en 12 parties. La division se fera en fonction de la métrique du texte pour correspondre au nombre de semi-brève du 1er schème. Elle se fait indépendamment de la division déjà existante du texte en 12 articles, cependant on en conserve le principe. Ici c'est la division du temps qui coordonne la division du texte. Un travail métrique est alors nécessaire pour faire correspondre texte/mesure. Il se fera également par un principe de division des 9 "semi-brève" (blanche, noir, croche) que l'on nomme "prolation". La ligne mélodique correspondra à cette "prolation". Chacune des 12 divisions du texte seront nommées ainsi : S1-S2-S3….
L'importance des nombres et des mathématiques sont les caractéristiques de la musique de cette époque.
Le premier enseignement musicologique que nous pourrions retenir de ce Maître polyphoniste de la Renaissance c'est que le shème est l'unité fondamentale à partir duquel, nous seulement on organise le rythme et la mélodie du thème, mais à partir de qui on réalisera toute l'organisation musicale avec les différents décalages au sein des ensembles vocaux.
Le thème de ce canon est constitué de 13 shèmes s'organisant ainsi :
A – S1-S2-S3-S4-S5-S6-S7-S8-S9-S10-S11-S12 – A
S'enracinant dans la grande tradition artistique des Credo prophétiques et apostoliques[4] des XIV-XVème siècles, ce canon est en fait une "mise en scène" de l'antienne. Il faut avoir 13 voix : Jésus et les 12 apôtres (dans la tradition des Credos prophétiques et apostoliques, Mathias remplace Judas dans la dénomination). Il est à remarquer que pour des besoins de proportion mathématique, le nombre de voix correspond au nombre de shèmes.
Jésus commence à entonner le 1er schème avec le texte de l'antienne. Mais comme nous l'avions vu, on omet volontairement "au milieu d'eux" afin de pouvoir faire entrer en scène (ou plutôt en voix) les 12 apôtres. En effet, pendant que Jésus chante le 2ème schème avec la 1ère division du texte du Symbole des Apôtres, Pierre commence à chanter le 1er shème. Etc. A la fin du canon, les 12 apôtres ont chanté intégralement le texte du Symbole des apôtres.
La mise en voix de ce canon n'est pas simplement d'ordre musical ou esthétique. Elle propose à l'auditeur une vision théologique précise : Jésus "passe au milieu de ses disciples", il leur transmet le Symbole de la foi, véritable synthèse des Règles de Foi contenus dans les écrits du Nouveau Testament et qui constitue le noyau fondamental de la prédication apostolique après la Pentecôte. Il sera en plus le signe "audible" de leur unité.
Même si nous savons bien qu'historiquement ce n'est pas véridique, il y a tout de même quelque chose de fondamentalement vrai quant à l'autorité du Symbole de Foi dans l'Eglise : celui qui est à la base de l'enseignement catéchuménal, que l'on remet solennellement aux catéchumènes avant qu'ils le proclament devant l'assemblée au moment du baptême.
Voici un tableau récapitulatif de l'organisation musicale de ce canon en fonction des 13 voix.
Il se lit de haut en bas. Chaque ligne correspondant à une mesure. Elles seront numérotées d'après la transcription moderne de la partition de Jordan Alexander Key.
L'organisation musicale de ce canon est comparable à une architecture parfaitement équilibrée, surtout au niveau des nombres.
Seules les mesures 13 et 14 forment un climax et font entendre les 13 voix en même temps.
Les 12 schèmes constituant le thème de ce canon y sont intégralement entendus en superposition.
Il y a 12 mesures de crescendo avant ce climax, et 12 mesures de decrescendo après.
Le canon commence et ce termine par un unisson faisant entendre le 1ère shème, à savoir l'extrait de l'antienne.
Enfin à partir de la voix de Jacques le mineur qui est un centre, iI y a une construction en miroir inversé dans la superposition des schèmes.
A partir d'un shème comme "unité fondamentale", cette construction en architecture parfaitement équilibré d'un point de vue numérique est le propre de la musique polyphonique de la Renaissance. Elle comparable à la technique de calcul des proportions pour un plan de cathédrale.
C'est dans ce même esprit, que nous allons mettre en pratique certaines techniques d'écriture de la Renaissance, et proposer une organisation musicale pour le "Magnificat en canon" de Jacques Berthier.
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Organisation du Magnificat en canon de Jacques Berthier (1923-1994)
selon la technique de Robert Wylkynson (1450-1515)
D'après la partition originale nous disposons de 2 canons monodiques que nous nommerons A et B, et 2 canons polyphoniques (appelés chœur) que nous nommerons C et D.
Il y a 4 shèmes par canons (numérotés 1-2 etc sur la partition). Nous disposons donc de 16 shèmes à combiner comme nous le voulons. Ils seront nommés ainsi : A1, A2, A3, A4, B1, B2, B3, B4 etc….
Comme l'organisation d'un thème est très libre par rapport aux schèmes dont nous disposons, nous allons tout d'abord l'élaborer. Comme chez Robert Wylkynson, nous allons lui donner une structure en arche en combinant les 4 canons originaux à notre disposition. Nous commencerons par les schèmes du 1er canon monodique, puis ceux des 2 canons polyphoniques pour terminer par ceux du 2ème canon monodique. De même nous allons reprendre le schème initial pour le boucler.
Notre thème sera : A1-A2-A3-A4- C1-C2-C3-C4- D1-D2-D3-D4- B1-B2-B3-B4 -A1.
Ensuite nous allons organiser la répartition vocale. Nous allons avoir besoin de 16 ensembles de 4 personnes chacun nommés E1-E2-E3 etc…. Il faut donc 64 personnes.
Comme Robert Wylkynson, nous constituerons autant d'ensemble qu'il y a des shèmes : donc 16 ensembles.
Mais pourquoi 4 personnes par ensemble ?
Tout simplement parce qu'il y a des shèmes polyphoniques. Ces 4 personnes chanteront alternativement en unisson ou bien la polyphonie écrite pour 4 voix. Les ensembles vocaux doivent uniquement avoir sur les yeux le "thème". Chaque ensemble vocal ne chantent son thème qu'une seule fois. Ce sera au chef de chœur de donner uniquement le départ et de veiller à la régularité de la pulsation.
Comme pour la musique de la Renaissance, si nous ne disposons pas de 64 "chanteurs", il est permis de suppléer des voix par des instruments. Un ou plusieurs claviers peuvent même suppléer un ensemble entier. C'est à l'imagination de l'organisateur que de répartir et de façonner ces ensembles mixtes en fonction du nombre de chanteurs et d'instrumentistes dont il dispose. Sans oublier que le chef de chœur peut disposer ces 16 ensembles où il veut au sein de l'espace, du moment que l'on peut le voir pour le départ et la pulsation.
Nous retrouvons la même structure que pour le canon à 13 voix de Robert Wylkynson :
On commence et on termine sur le même shème à l'unisson.
Il a 15 mesures de crescendo jusqu'au climax (mesures 16 et 17).
Il y a 15 mesures de decrescendo du climax jusqu'à la fin.
Pendant le climax (mesures 16 et 17) les 64 personnes qui constituent ce "chœur" font entendre une écriturepolyphonique à 40 voix !
Le temps moyen d'exécution de cette organisation est de 2 minutes maxim
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Autre organisation du Magnificat en canon de Jacques Berthier (1923-1994)
selon la technique de Robert Wylkynson (1450-1515)
Une autre technique d'écriture qu'aimaient particulièrement les compositeurs de la renaissance, c'est l'utilisation du "rétrograde". Cette technique consiste à prendre un thème à l'envers.
Nous pourrions très bien prendre notre thème avec l'organisation des shèmes précédents mais avec son rétrograde (c’est-à-dire l'organisation à l'envers). Cela donnerait comme base fondamentale :
A1-A2-A3-A4- C1-C2-C3-C4- D1-D2-D3-D4- B1-B2-B3- B4- B3-B2-B1 -D4-D3-D2-D1- C4-C3-C2-C1 – A4-A3-A2-A1
D'un point de vue architectural et comme aimaient les compositeurs de la Renaissance, ce nouveau thème est numériquement parfaitement équilibré.
Le shème A1, commence et termine.
Le shème B4 est en plein milieu.
Il y a 15 shèmes de part et d'autre du shème central B4.
Comme précédemment, les ensembles vocaux doivent uniquement avoir sur les yeux ce nouveau "thème", et ne le chanter qu'une seule fois. Le chef de chœur donne uniquement le départ à chacun des 16 ensembles, et ne fait que battre la pulsation.
En voici l'organisation générale de mise en œuvre.
Nous retrouvons également la même structure que pour le canon à 13 voix de Robert Wylkynson :
On commence et on termine sur le même shème à l'unisson.
Il a 15 mesures de crescendo jusqu'au climax (mesures 16 et 31). Pendant les 16 mesures du climax, les 64 personnes qui constituent ce "chœur" font entendre une écriture polyphonique à 40 voix ! Il y a 15 mesures de decrescendo du climax jusqu'à la fin.
Le rapport de proportion (15-16-15) des mesures est quasiment parfait. En outre, La proportion du thème (15 shèmes de part et d'autre du shème central) est en rapport de proportion avec celle des mesures (15 mesures de part et d'autre du climax).
Le temps moyen d'exécution de cette organisation est de 4 minutes maximum.
Cette composition de Jacques Berthier est bien à "géométrie variable". C'est à nous de prendre le temps de l'organiser vu toutes les possibilités infinies qu'elle nous propose sous son apparente "simplicité" !
Quelle action de grâce ce sera lorsque nous pourrons à nouveau chanter en semble en grand nombre !
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[1] Benham H., Latin church music in England, c. 1460–1575, London, Barrie & Jenkins, 1977, p. 95. [2] Eton College MS. 178. [3] Lc 4,30. [4] Bohler E., Symphonie de nuances, entres traits et couleurs. Un credo prophétique et apostolique dans les vitraux de Nicolas Untersteller des bas-côtés de l'église sainte Thérèse de Metz. En collaboration avec le chanoine Gabriel Normand, Metz, Des Paraiges, 2014.
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