La dimension sacramentelle et éthique de la musique. Etudes du "De musica" de saint Augustin
- bohleremmanuel
- 1 janv. 2023
- 22 min de lecture
Communication donnée dans le cadre du colloque "le pouvoir mental et spirituel de la musique", organisé par la LSRS, les 8 et 9 février 2019 au Centre Jean-XXIII de Luxembourg.
Titre de la communication : La dimension sacramentelle et éthique de la musique. Etude des Livres I et VI du "De musica" d'Augustin d'Hippone. Pertinences pour une phénoménologie de l'écoute.
Cette communication a été publiée en allemand au sein des Actes de ce colloque, le 19 décembre 2022 par les éditions Aschendorff, sous la direction du Pr. Jean EHRET, Directeur de la LSRS.

"Saint Augustin" (1650), par Philippe DE CHAMPAIGNE (1602-1674)
Préliminaires
Le De musica est une œuvre de jeunesse inachevée, composée uniquement des six premiers Livres ayant trait au rythme car faute de temps, saint Augustin n’a pas pu écrire sur la mélodie.
Se pose d’abord un problème de datation.
L’auteur nous donne la pédagogie à suivre pour entrer dans l’étude de ce traité afin de le commenter avec un regard critique et de tenter de résoudre les énigmes qu’il pose.
Il rédigea tout d’abord une lettre adressée à l’évêque italien Memorius, communément datée des années 408-409[1]. Cette lettre[2] numérotée 101 dans le corpus de ses œuvres manifeste non seulement un regard critique sur le De musica, mais en plus nous donne des indications concernant l’unité rédactionnelle de l’ouvrage tout en résumant la finalité du document.
Ensuite Augustin pose lui-même un regard critique sur son œuvre à travers les Retractationes. Cet ouvrage a été rédigé vers 426-427 bien qu’Augustin affirme dans sa Lettre 143 qu’il pensait l’écrire depuis 412. Goulven Madec[3] confirme l’incertitude quant à la datation des ouvrages suivant les Retractationes. Puisqu’il est question du De musica dans le Livre I nous pouvons dire que ce dernier a été écrit avant son épiscopat en 391. Deux chapitres des Retractationes concernent le De musica : le chapitre VI et le chapitre XI.
Le De musica a été commencé par Augustin en 387 à Milan et il l’achève avant 391 à Thagaste[4].
L’origine de la rédaction est laborieuse car depuis sa conversion au christianisme en août 386, saint Augustin quitte Milan où il se trouve pour rejoindre Cassiciacum (ville proche de Milan), le 23 août. Il va y rester jusqu’au 23 mars 387 date à laquelle il revient à Milan pour être initié aux sacrements de l’initiation chrétienne. Il les recevra dans la nuit du 24 au 25 avril 387 par l’évêque saint Ambroise. Il peut être utile de constater que l’année 387, en concomitance avec son séjour à Milan, correspond à la période soit baptismale soit post-baptismale d’Augustin. Or c’est précisément à Milan qu’il va commencer la rédaction du Traité.
Avant 408-409 Augustin retouche le Livre VI[5] (la lettre datée de 408-409 l’atteste[6]). Le dernier livre se détache des cinq autres car si on le compare aux précédents, il se présente comme une méditation très abstraite sur la musique. Parce qu’il est le plus répandu, qu’il a été corrigé et qu’il résume les cinq autres, on est en droit de se demander quel est le statut du Livre VI. Est-il en unité rédactionnelle avec les cinq autres, ou bien est-il à part ?
Sur la question de l’unité rédactionnelle il y a deux visions : celle défendue par Henri-Irénée Marrou et l’autre par Béatrice Bakhouche.
Tout en prenant appui sur les écrits des Retractationes, Henri-Irénée Marrou pense que les Livres I à V ont été composés à Milan et que le Livre VI a été rédigé en Afrique du nord. Ses intuitions ont été confirmées par les recherches récentes. Une étude de Béatrice Bakhouche[7] présentée en 2006 à l’Université Paul Valéry – Montpellier III, semble aller dans ce sens. Elle s’appuie sur les travaux de Du Roy[8], Pizzani[9], Bettetini[10], Keller[11], Cutino[12] et Jacobsson[13] qui publia la dernière édition en date du De musica (2002).
Cependant Béatrice Bakhouche tente de montrer l’unité rédactionnelle de l’ouvrage à partir du concept de « nombre » (numerus) en prenant appui sur une étude de Solignac[14]. La jonction entre le Livre V et le Livre VI serait alors comme un passage entre une philosophie et une théologie. Elle écrit, à ce sujet :
« Le parcours sensible-intelligible se mue en un parcours chair-Dieu, mais le processus et son medium restent les mêmes. Le nombre ne reste pas à la périphérie mais fait partie intégrante de la philosophie-théologie. »[15]
Mais alors que représente le De musica ?
Il porte le titre de « Traité de musique » mais sans parler de musique.
Il ressemble à un traité de métrique digne des grammairiens mais il cache derrière son apparence un traité de rythmique associé à la métrique, avec une partie sur « l’harmonique » et le « rythmique ». C’est une sorte de traité de versification basée sur une philosophie pythagoricienne des nombres.
Il repose et présuppose dans sa réception, une expérience auditive d’un texte, qu’elle soit directe ou par le biais de la mémoire.
Le fondement, l’organisation des livres I à V, la définition de la musique comme « science » ainsi que son développement reposent sur une vision arithmétique contenue dans les exposés classiques de l’arithmétique grecque[16].
Au-delà de la vision arithmétique, on peut discerner également une visée arithmologique conduisant Augustin à cette esthétique des nombres : facteur incontournable pour son expérience auditive, son critère d’analyse et de jugement ainsi que pour l’élaboration de sa théorie de la loi d’homogénéité rythmique.
Associé à une culture arithmétique précise, le De musica se présente comme un traité rythmique, mais une rythmique exclusivement poétique, tenant compte des divers éléments qui constitue la métrique à savoir : les « pieds », la « suite rythmique continue » (composée de pieds de même mesure), le « mètre » et enfin le « vers ».
Le De musica manifeste la vision traditionnelle de la métrique inculquée au sein des écoles romaines en particulier celle des métriciens romains issus de l’école antique[17].
Par contre, il est clair qu’au sein du De musica, Augustin ne s’intéresse pas à la métrique pour elle-même mais il étudie le rythme qu’engendre l’exécution déclamée ou chantée d’un texte. L’originalité de son traitement des silences, comme faisant partie intégrante du rythme, ainsi que sa loi sur l’homogénéité rythmique font que le De musica n’est pas un simple traité métrique de grammairien, mais un traité pertinent quant à la question de la structure du rythme antique qu’est la « modulation rythmique » – associer dans une même suite rythmique, des pieds et des mesures de nature différente.
Même si le De musica ne traite que de vers latins et de la versification latine, on se rend compte qu’il assume parfaitement l’héritage grec.
1) La musique dans sa dimension sacramentelle
Dans son ensemble le De musica n’apporte pas grand-chose de bien originale dans les cinq premiers livres. Il s’inspire du projet encyclopédique de Varron[18], qui voulait montrer que les arts libéraux peuvent permettre « de passer des choses corporelles aux choses incorporelles ». De plus, saint Augustin est tributaire de la pensée pythagoricienne et de la théorie des nombres, monde philosophique qu’il connait bien.
Son originalité réside dans le dialogue initial du Livre I entre le disciple et le maitre pour tenter de définir la musique. D’autre part dans le Livre VI, méditation poussée sur la musique retenue comme un vecteur de contemplation de Dieu. Son œuvre est à la fois commune et originale.
1.1 ) Une expérience musicale
Il convient alors de mettre en perspective le De musica de saint Augustin avec les Confessions. Ces dernières ont été rédigées entre 398 et 399. Il est évident que le Traité présente les caractéristiques d’une œuvre didactique, rationnelle, ayant une visée pédagogique. Mais cet exercice ne permet pas à saint Augustin de dire et d’exprimer son expérience musicale propre.
Or, si les Confessions ne nous parlent absolument pas de la rédaction du De musica, il n’empêche que ces dernières communiquent à plusieurs reprises des informations concernant la manière dont saint Augustin a vécu la musique, ce qu’il a pu expérimenter.
A travers le récit que les Confessions mettent en scène, nous pouvons noter qu’il y a deux évènements marquants pour saint Augustin : son baptême et la mort de sa mère Monique, lors de son retour en Afrique, en 387. C’est donc au cours de ses évènements existentiels, de ce qu’on pourrait définir une « pâque personnelle » – à la fois une « naissance à la vie divine » (baptême) et une « mort » (disparition de sa mère) – qu’Augustin fait une expérience auditive singulière. Au cours du premier événement l’expérience auditive « directe » par le corps, lui fera comprendre le mystère de la grâce baptismale qu’il venait de recevoir. Pour le deuxième événement, une expérience auditive « indirecte » par la mémoire – le souvenir de l’hymne Deus Creator omnium de saint Ambroise – l’aidera dans sa démarche de deuil et dans sa confession de foi envers la résurrection.
Notons tout de suite que l’expérience auditive de l’hymne Deus Creator omnium se répétera à trois moments précis de la vie d’Augustin, surtout lors de sa démarche réflexive sur la musique. Elle se fera lors la disparition de sa mère ; au début du chapitre II du Livre VI du De musica pour amorcer la réflexion philosophique et théologique sur l’écoute ; au Livre XI des Confessions pour amorcer une réflexion sur les apories du temps et de la mémoire. C’est par une expérience auditive musicale qu’Augustin amorce sa célèbre réflexion sur le temps.
Ces trois évocations de l’hymne ambrosienne peuvent être reçues comme l’expression d’une dette publique envers l’évêque de Milan, de la filiation pédagogique et spirituelle qui s’établit entre l’initiateur et l’initié. Augustin a été le témoin privilégié de l’apparition de l’hymnodie ambrosienne et de la psalmodie responsoriale.
1.2 ) Une tradition ecclésiale et une filiation spirituelle
Le livre IX[19] des Confessions nous expose comment saint Augustin a fait l’expérience des psaumes, pour sa propre progression spirituelle.
Le chapitre VI du Livre IX des Confessions est le plus intéressant parce qu’Augustin y décrit l’expérience musicale qu’il fait du chant des psaumes au moment même de recevoir le baptême, lors de la nuit de Pâques 387 par saint Ambroise de Milan.
En s’adressant à Dieu, il dit ceci :
« … En ces jours-là, je ne me rassasiai pas de l’admirable douceur que je goûtais à considérer la profondeur des desseins que vous formez pour le salut du genre humain. Que de pleurs j’ai versés à entendre dans un trouble profond, vos hymnes, vos cantiques, les suaves accents dont retentissait votre Eglise ! En coulant dans mes oreilles, ils distillaient la vérité dans mon cœur. Un bouillonnement de piété se faisait en moi, les larmes m’échappaient, et cela me faisait du bien de pleurer. »[20]
En racontant cette expérience avec des allusions aux prophéties d’Isaïe[21], Augustin expose la réception du baptême comme une expérience de Visitation du Verbe. En décrivant ce qu’il a vécu, il semble montrer que l’acte de louange en général, et du chant du psaume en particulier, sont pour lui une expérience capitale qui transcende la lecture.
Dans le cadre de l’expérience auditive lors de son baptême, ce n’est plus la complaisance dans l’esthétique des nombres au travers des textes et de la musique qui importe, mais la compréhension même de la grâce invisible. En entendant la musique par une expérience sensible, il entrevoit et comprend la grâce sacramentelle que Dieu lui a donnée. Par l’expérience auditive du chant des psaumes et des hymnes, Augustin comprends mieux ce qui lui est donné, il entre dans l’intelligence du don de Dieu à travers les sacrements. Par la science musicale, il contemple la beauté de la grâce de Dieu.
1.3 ) Une mémoire pascale
Le chapitre XII du Livre IX des Confessions développe la troisième visée de l’expression artistique de l’hymnodie ambrosienne : susciter l’adhésion de foi. Au cœur de ce chapitre, Augustin y décrit la célébration chrétienne des funérailles de sa mère. Il y parle des rites de la communauté chrétienne d’Ostie – vigile communautaire avec chant des psaumes, autour de la dépouille de Monique, attention communautaire envers Augustin pour ne pas le laisser seul, célébration de l’eucharistie, avec la dépouille de Monique placée près de la tombe.
On peut résumer son cheminement ainsi : souvenir auditif d’un texte dans le passé, assimilation du texte pour en faire sa prière et sa confession de foi dans le présent, la narration va résolument donner sens à l’avenir puisqu’après le souvenir de ce texte, les mots vont devenir réalités : son cœur est allégé et son âme angoissée par le chagrin est délivrée. Il est alors pertinent de qualifier cette expérience auditive d’anamnétique, c’est-à-dire permettant de vivre un authentique mémorial. Cette qualification se retrouvera confirmée au sein du chapitre XXVII du Livre XI des Confessions[22] lorsqu’Augustin proposera ces réflexions sur le temps. Or, il prendra appui sur une description objective et précise de l’audition du stique Deus Creator omnium, à l’image de l’expérience auditive d’un texte contenu dans la rédaction du De musica, pour illustrer l’aporie de la mesure du temps.
Il en arrivera à cette conclusion qui est une véritable philosophie de l’écoute :
«…C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps…L’impression que produisent en toi les choses qui passent persiste quant elles ont passé : c’est elle que je mesure, elle qui est présente, et non les choses qui l’ont produite et qui ont passé. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps. »[23]
2) Ethique et dramaturgie du musicien
2.1 ) La musique : imitation ou science ?
Dans le chapitre I du Livre I du De musica, Augustin commence son traité par une expérience auditive. Le Maître demande à son élève de faire comme une sorte de commentaire d’écoute.
Dès le début la musique demeure intimement liée à l’expérience auditive d’un texte. Mais cette expérience auditive se concentre sur le nombre que contient le rythme propre à chaque mot.
Le chapitre II du Livre I du De musica est capital car Augustin y donne la définition de la musique et ses conséquences, puis expose une suite logique d’enchainement d’idées pour le démontrer. Cette suite logique sera traitée et coordonnera les chapitres suivants.
Par la bouche du maître : voici la définition :
« …La musique est une science qui apprend à bien moduler. »[24]
Pour comprendre cette définition, Augustin va proposer un éclairage terminologique en sens inverse. C’est-à-dire quel sens donner à « moduler » ? Pourquoi « bien moduler » ? Et en quoi la musique est une « science » ?
Augustin place tout de suite la compréhension de la musique et son apprentissage en lien avec une dimension éthique. Car non seulement on doit avoir une juste mesure dans la musique, mais aussi dans tout ce que l’on fait de bien. Cette contingence éthique liée à la musique, manifeste la vision de la Beauté selon Platon qui, dans le Banquet, affirme que l’élévation vers la contemplation de la Beauté s’accompagne d’une purification dans la pratique des vertus. Mais l’élève a conscience que dans la définition de la modulation se cache toute la problématique. Il demande au maître un approfondissement. Et le maître, à partir de ce lien entre la mesure dans la musique et la mesure dans tout ce que l’on fait, va affiner la définition.
Augustin considère la « modulation » sous deux aspects. D’une part un aspect strictement musicologique : le mouvement consiste en cet art de la régularité, en cette « mesure ». D’autre part un aspect plutôt éthique : à savoir que dès le départ la musique n’est pas séduction car le plaisir qu’elle peut procurer n’a d’autre fin qu’elle-même.
Cette interprétation de la musique va permettre de se distinguer de la vision musicale contenue dans la mythologie avec les muses et en particulier le chant des sirènes (surtout dans l’Odyssée d’Homère). Les muses et surtout le chant des sirènes présentent la musique comme une séduction, dont les émetteurs (muse et sirènes) ne chanteront pas pour elles-mêmes mais pour capturer l’auditeur. Avec cette double définition de la modulation, Augustin met en garde contre toute forme d’instrumentalisation de l’apprentissage de la musique. Il met en garde non seulement les auditeurs mais en particulier les interprètes ! C’est-à-dire ceux qui vont apprendre et exécuter cet art de la modulation. Dès le départ Augustin essaye d’écarter la tentation de tout musicien : la séduction. Cette dernière manifeste que l’art musical n’est pas fait pour la musique en elle-même, mais qu’il est intéressé. Il pose le postulat que l’on ne peut apprendre l’art musical par intérêt ou pour une autre finalité que la musique elle-même. Dans cette définition, Augustin met en garde contre une finalité servile de la musique. Quelle est la sa véritable finalité? Nous trouvons une réponse dans la définition de « bien moduler » au sein du chapitre suivant.
Comme pour l’expression « moduler », Augustin analyse au chapitre III la « bonne modulation » sous deux aspects : musicologique et éthique.
D’un point de vue musicologique, la musique liée au texte conviendra de respecter l’art des « mesures » et des « repos ». Cette définition de la « bonne modulation » présuppose et met en scène une expérience auditive d’un texte. De cette expérience va naitre un plaisir esthétique car à travers l’audition d’un texte avec ses mesures du temps et ses repos, on peut y entendre et y reconnaitre une « modulation ».
Mais l’expérience auditive semble s’ouvrir vers deux chemins possibles[25] relevant d’une dimension éthique. D’une part le plaisir esthétique de la musique pour elle-même et d’autre part la séduction de la voix de l’exécutant. Augustin suggère que cette forme de séduction vocale prend facilement l’auditeur et fait passer en second plan le plaisir esthétique pour lui-même. Cette séduction peut aller jusqu’à détourner l’attention et faire un mauvais usage de la musique conduisant à une forme de perversion de l’art musical.
Augustin, avec sa définition de la « bonne modulation » pose avec pertinence la place du musicien dans sa médiation entre les auditeurs et l’œuvre musicale. Son positionnement est clair : le musicien aura pour rôle de s’effacer pour que les auditeurs puissent goûter un plaisir esthétique pour la musique en elle-même. Seule l’exécution d’une œuvre dans cet esprit pourra porter le titre de « musique ». Si un musicien détourne l’attention au lieu d’attirer à la musique en elle-même, alors ce qu’il fera ne sera pas de la musique ! La sentence est rude et exigeante. D’où la nécessité pour le musicien d’entrer dans cette abnégation. Pour reprendre l’analogie johannique, il faut que la subjectivité du musicien diminue pour que la musique grandisse.
Le chapitre IV du Livre I du De musica (l’un des plus longs de ce Livre) est une explication approfondie d’Augustin pour justifier le terme de « science » concernant la musique.
Augustin, par son raisonnement[26], prouve que l’art est « raisonné » et « raisonnable ». Cette distinction fait que l’expression artistique, tout comme l’apprentissage de l’art, est un assemblage complexe entre « imitation » et « raison ». Cela amène Augustin à se positionner sur ce que représente la « science » en musique. Est-elle liée à l’imitation ou à la raison ?
Le nœud argumentaire[27] est complexe et à travers son discours, Augustin laisse transparaitre que la science ne concerne que l’âme et la raison. L’imitation étant perçue comme le fait de « toucher à la musique » comme pour les instrumentistes, relève quant à elle des contingences du corps.
A travers le concept d’imitation se trouve le statut de la pratique musicale. Est-ce que la science musicale réside dans les contingences de sa pratique, c’est-à-dire de son exécution instrumentale, ou est-elle ailleurs ? Finalement où est la musique ? Est-elle dans le musicien qui exécute ? Est-elle dans la pratique instrumentale ? Est-elle ailleurs ? Augustin, même s’il a réussi à montrer que la science réside dans la raison, est obligé d’admettre que la musique n’est pas que pure raison, elle n’est pas qu’abstraction.
Cela amène Augustin à prononcer cette sentence capitale qui est la pointe de sa réflexion :
« Tous ceux qui, ne consultant que les sens et ne gravant dans leur mémoire que ce qui les flatte, règlent sur ce plaisir tout matériel le mouvement de leur corps et y joignent un certain talent d’imitation, ceux-là n’ont pas la science, malgré toute l’habileté qu’ils peuvent déployer, s’ils ne voient pas à la pure et véritable lumière de l’intelligence le principe de l’art qu’ils se vantent d’interpréter. »[28]
L’audition musicale, tout comme la pratique ne peuvent s’appuyer sur l’exclusivité de l’expérience sensible de l’ouïe (cas du direct) et de la mémoire (souvenir d’une expérience sensible).
Augustin semble ici s’adresser avant tout aux musiciens. On ne peut pratiquer la musique avec science si on ne se fonde que sur le plaisir esthétique des sens et du souvenir.
Plaisir esthétique des sens au moment de l’exécution où le musicien sera le spectateur et le consommateur de sa propre pratique, phénomène qui détourne la musique de sa finalité pour elle-même, au détriment d’une complaisance narcissique.
Plaisir esthétique du souvenir, quand l’exécution musicale ne sera plus que la recherche continue d’un plaisir esthétique des sens qui appartiennent au passé ; on cherche à reproduire et à retrouver les émotions marquantes. Augustin suggère que « l’habilité », autrement dit la pratique musicale démonstrative, peut devenir un mensonge sur la musique pour elle-même. La virtuosité peut devenir un mensonge musical et ne garantit pas la science musicale.
Cette réflexion sur la science en musique nous introduit alors dans l’analyse musicale de l’interprétation. Si le musicien doit purifier son intention pour pratiquer une bonne modulation, il doit maintenant purifier son interprétation afin de pratiquer la musique avec le don de la science.
Augustin ne donne pas une définition de la science, mais il la présente comme un don, presque comme une personne. C’est pour cette raison qu’il considère le plaisir esthétique des sens et de la mémoire comme concomitant de l’expression musicale mais devant se purifier à la lumière de ce don de la science.
Augustin emploie le terme de « vision de l’intelligence ». La science en musique est vraiment de l’ordre de la métaphysique. Elle est la contemplation du principe de l’art à la lumière de l’intelligence.
Finalement Augustin y traduit avec justesse et finesse, le mystère paradoxal de la musique : elle n’est pas dans l’expérience sensible de l’ouïe mais en même temps elle ne peut se passer d’elle pour se faire connaître.
Il y a une forme de dramaturgie dans la présentation augustinienne de la musique : elle serait comme une personne qui se cache, qui se donne à entendre au travers de la pratique musicale et de l’interprétation. Le musicien n’est alors que le serviteur de cette personne et par son interprétation, son porte-voix. On comprend mieux pourquoi Augustin considère la musique comme un « art presque divin »[29].
2.2 Les sens comme lieu épiphanique.
Avec cette définition de la musique comme science, Augustin montre qu’il y a deux contingences qui lui sont associées. D’une part le positionnement éthique du musicien vis-à-vis de l’expression de son art et des auditeurs. D’autre part, pour vivre cette élévation vers le principe métaphysique de la musique (connaissance du nombre), Augustin persiste à se fonder sur le plaisir de l’oreille tout en montrant la légitimité de définir une « raison » du plaisir.
Il semble évident de penser que le nœud de la dramaturgie augustinienne de la musique réside dans l’oreille. Elle est le lieu où se joue le choix de Moïse[30] entre le chemin de la vie et le chemine de la mort, entre la Grâce qui se fait entendre et où l’on peut aussi être tenté de se détourner du Verbe éternelle.
La définition de la musique comme science engendre un parcours initiatique des choses corporelles vers les choses incorporelles. C’est pourquoi il nous semble pertinent de remarquer que ce même cheminement va se retrouver plus tard au sein du De Trinitate. Rappelons qu’au sein du De Trinitate écrit vers 411, Augustin fait une distinction fondamentale entre la science et la sagesse. La science relevant de l’action dans l’usage des choses temporelles, la sagesse relevant de la contemplation des choses éternelles. La pratique de la musique comme son audition étant du domaine de l’usage des choses temporelles, on comprend pourquoi Augustin en parle comme la pratique d’une science. Cependant, pour confirmer la visée éthique du De Trinitate au sein de cette distinction, dès le De musica c’est le positionnement éthique du musicien et du mélomane qui vont conditionner vers une pratique de la musique soit comme imitation soit comme science. Pratiquer la musique avec imitation la détourne de sa finalité pour elle-même. Pratiquer la musique avec science conduit à cette élévation vers la contemplation de la Sagesse. Tout comme dans le Banquet de Platon ou le traité du Beau de Plotin, il y a la nécessité d’une purification éthique pour s’élever vers la contemplation.
N’oublions pas que c’est à partir d’une expérience auditive et musicale par rapport aux mots que le De Trinitate développe ce passage entre la science et la sagesse. Dans le dernier chapitre du Livre XII du De Trinitate, Augustin évoque la différence entre la sagesse et la science à partir de l’analogie musicale[31]. Pourtant cette évocation dans le De Trinitate se trouvera déjà en germe dans le De musica, surtout à la fin du Livre I[32]. Il y a de la part d’Augustin un souhait de rechercher et de contempler la Beauté de la Trinité. Même dans le De Trinitate[33] il y a un appel à la conversion éthique dont les sentences sont aussi sévères que pour les imitateurs du De musica.
Cette médiation de la musique peut être ainsi résumée : le son comme signifiant pratiqué avec science contient un signifié. Le signifiant parle à la sensibilité grâce à l’ouïe et le signifié passe des oreilles vers l’esprit. Ce « passage » conduit à la contemplation de la Sagesse. Il y a la nécessité du positionnement éthique du musicien pour que cette médiation fonctionne.
La musique ne peut se penser sans le musicien ce qui est la caractéristique singulière et unique vis-à-vis de tous les autres arts. Peut-être est-ce pour cela considère la musique comme supérieur à tous les autres arts, car elle aura toujours besoin d’une personne pour être entendue ! Nous avons ici les bases philosophiques pour appréhender la dimension théologique de la sacramentalité de la musique (en l’occurrence du chant).
L’analogie fonctionne ainsi : la musique descend de son sanctuaire et la Trinité descend du ciel jusqu’à l’homme.
La musique s’imprime dans la mémoire et dans les sens par l’audition de l’œuvre exécutée. La Trinité s’imprime dans la mémoire et dans les sens par la Révélation.
L’expérience sensible de la musique devient la porte pour arriver au sanctuaire. L’expérience sensible de la Révélation devient la porte pour entrer dans le mystère trinitaire.
Dans l’un et l’autre cas l’expérience sensible devient un vestige, une empreinte.
C’est entrant dans l’intelligence de l’empreinte par la raison que nous nous élevons jusqu’à ce sanctuaire.
Nous trouvons ici confirmé qu’Augustin n’est pas un ennemi des sens et de la sensibilité. Au contraire ils sont devenus des lieux « épiphaniques » : où la musique comme la Trinité s’y manifestent en y laissant leur empreinte. Il faudra chercher la musique, ou la Trinité, au-delà des sens !
2.3 ) Harmonie et ordre de l’écoute.
Les chapitres II et III[34] du Livre VI vont ensemble et constituent le socle d’une réflexion phénoménologique de l’écoute qui s’organise de manière concentrique autour de l’oreille.
A ceci Augustin commence sa réflexion concernant la posture du mélomane, c’est à dire la réception d’un son. Pour analyser le phénomène de l’audition, il pose quatre questions afin de distinguer quatre sons différents dont l’oreille est au centre. Le son qui frappe l’oreille et le son dans le sens de l’ouïe. Puis le son émis par la prononciation et le son dans la mémoire.
Il va les analyser un à un en commençant par l’émission du son par la voix qui prononce un texte. C’est un son qu’Augustin décrit comme frappant l’air par moments et par intervalles semblables aux temps du texte.
Puis la question la plus subtile concerne ce qui se passe dans l’oreille au sein de cette distinction entre le son qui frappe l’oreille[35] et le sens de l’ouïe[36].
C’est là qu’Augustin approfondit et explicite cette distinction entre le son qui frappe l’oreille et qui produit une « impression » qui dure autant de temps que le son. Il prend appui sur une comparaison qui n’est pas sans évoquer la question anatomique pour comprendre ce qui se passe au niveau du tympan. Il parle de « l’impression » du son qui frappe l’oreille en ces termes poétiques[37]. Quant au sens de l’ouïe, Augustin le définit ainsi :
« …Quant à cette faculté naturelle d’appréciation qui est localisée dans l’oreille, elle ne disparait pas dans le silence, loin de la recréer en nous, le son tombe sous son contrôle pour en être approuvé ou blâmé. »[38]
Augustin met en évidence un phénomène extraordinaire[39] : la différenciation dans la perception du son et ses conséquences. La différenciation entre le son pour ce qu’il en lui-même (celui qui frappe les oreilles) et un son « ressenti » à travers le sens de l’ouïe. Le son « ressenti » est de l’ordre d’une appréciation affective puisque l’on peut soit le blâmer, soit l’approuver.
Cette différenciation est le propre de l’éducation de l’oreille dans sa capacité à dissocier l’analyse du son en lui-même, des conséquences émotionnelles et ressenties qu’ils engendrent.
Cette différenciation est extraordinaire dans la double dimension du signifiant/signifié. D’une certaine manière le son qui frappe les oreilles est de l’ordre du signifiant et le son perçu à travers le sens de l’ouïe de l’ordre du signifié. Mais pour Augustin, le plus déterminant c’est le son en lui-même qui frappe l’oreille car c’est lui qui coordonne le son « ressenti ».
Cette analyse phénoménologique est capitale car elle nous permettra de mieux cerner la sacramentalité du chant.
Quant au chapitre III, Augustin s’attarde à l’émission du son. Il pose une question fondamentale quant à l’origine de ce que l’on nomme l’oreille interne[40], c’est-à-dire cette capacité d’entendre intérieurement un son.
Postlude :
Cette étude des Livres I et VI du De musica nous invite à faire ces quelques considérations.
Ce traité est complexe car il est à la fois rigoureusement philosophique (lien avec l’arithmétique et l’esthétique des nombres), mais en même temps spirituel, quasiment mystique.
Augustin pense la musique (surtout l’audition) de manière analogique ce qui lui permettra de passer d’une philosophie à une herméneutique de l’Incarnation du Verbe en lien avec le péché originel.
L’expérience sensible de la musique révèle deux éléments contradictoires qui sont le nœud de son argumentation : c’est le paradoxe de la musique d’être au-delà de l’expérience de l’ouïe.
A travers l’expérience sensible nous avons les vestiges de la musique qui a quitté son sanctuaire. Ce sanctuaire est en Dieu lui-même. Mais en même temps nous avons la mémoire de notre condition de pécheur et de fils d’Adam qui se manifeste : la tentation de l’orgueil et de détourner la musique de son originel pèlerinage.
Dans la première situation nous pouvons nous élever : passer des choses sensibles aux choses éternelles. Dans la deuxième situation nous nous enfermons dans l’expérience sensible et nous nous détournons de la musique pour elle-même.
Dans un cas la musique pourra être le lieu d’une expérience de révélation et de Grâce. Dans l’autre nous succombons à une manifestation du péché originel.
En sommes, soit la musique fait naitre à la vie divine soit elle entraine à la mort !
Cette distinction culturelle se trouve complètement assumée et relue à la lumière du christianisme.
Si la musique et l’oreille sont le lieu mémoriel de la morsure du péché originel, elles sont aussi le lieu mémoriel d’une élection et d’une libération : car c’est par l’oreille humaine que le Verbe éternelle s’est fait entendre au-delà de la voix de Jésus de Nazareth.
Tout le Livre VI tente par le moyen de la raison de nous détourner des traces du Mal, par la purification de la sensibilité.
Toute l’eucologie du geste de l’Ephata au moment d’un baptême prend, avec la réflexion d’Augustin, un sens inouï !
--------------------------------------------------------------------------------------------------------- [1] Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, De Bocard, 1983, p. 582. [2] Augustin d’Hippone, Lettre CI, in : Œuvres complètes de saint Augustin, Bar-le-Duc, Poujoulat et Raulx, 1864. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/lettres/s002/l101.htm (8.2.2019) [3] Goulven Madec, Introduction aux « révisions » et à la lecture des œuvres de saint Augustin, Paris, Etudes augustiniennes, Série Antiquité 150, 1996, p.149-157. [4] Augustin d’Hippone, De musica, Traduction pour MM Thénard et Citoleux, Paris, Sandre, 2006, p. 5. [5] Ibid. p. 11. [6] Ibid. p. 5. [7] Béatrice Bakhouche, Autour du De musica de saint Augustin ou du nombre à Dieu, Montpellier, RElat 6, 2006, p.73-90. [8] O. Du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin: genèse de sa théologie trinitaire jusqu’en 391, Paris, 1966, p. 283. [9] Agostino d’Ippona, De musica, Palerme, U. Pizzani et G. Milanese, 1990, p. 13-39 et p. 63-86. [10] Bettetini, Stato della questione e bibliografia ragionata sul dialogo De musicadi Sant’Agostino (1940-1990), in : Rivista di Filosofia neo-scolastica83, 1991, p. 430-439. [11] Keller, Aurelius Augustinus und die Musik, Würzburg, 1993, p. 151-157. [12] Cutino, Per une interpretazione della praefatio al VI libro del De musicadi Agostino, in : Augustinianum 37, 1997, p. 147-164. [13] Jacobson, Aurelius augustinus De musica liber VI, Stockholm, 2002, Introd. p. 24-25. [14]A. Solignac, Doxographies et manuels dans la formation philosophique de saint Augustin, Rech. august.1, 1958, Paris, p. 113-148. [15] Béatrice Bakhouche, Autour du De musica de saint Augustin ou du nombre à Dieu, op. cit., p. 87. [16] Il s’agit des livres 2, 7-9 et 10 d’Euclide, l’introduction arithmétique de Nicomaque de Gérarsa, les traités de musique et d’arithmétique de Théon de Smyrne. [17] Il s’agit de Varron dont saint Augustin aurait lu directement son De musica qui figurait dans ses Disciplinarum libri. Mais aussi de Caesius Bassus, Ternetianus, Attilius, Fortunatius, Marius Victorinus. [18] Augustin d’Hippone, Confessions, op. cit., p. 5. [19] Augustin d’Hippone, Les Confessions, op.cit., p. 181-206. [20] Ibid. p. 191. [21]Is 45, 5-9 et Is 55, 8-12. [22] Ibid. p. 287-289. [23] Ibid. p.289. [24] Augustin d’Hippone, De musica, op. cit., p. 36. [25] Ibid. p. 39. [26] Ibid. p. 42. [27] Ibid. p. 43-44. [28] Ibid. p. 45. [29] Ibid. p. 37. [30] Dt 30, 15-20. [31]Augustin d’Hippone, De Trinitate, Livre XII, chap. XV, in : Œuvres complètes de saint Augustin, Bar-le-Duc, Duchassaing-Devoille-Raulx, 1869. http://abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/trinite/livre12.htm#_Toc512833998 (8.2.2019) [32] Augustin d’Hippone, De musica, op. cit., p. 66-67. [33] Augustin d’Hippone, De Trinitate, Livre XII, chap. XI, in : Œuvres complètes de saint Augustin, Bar-le-Duc, Duchassaing-Devoille-Raulx, 1869. http://abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/trinite/livre12.htm#_Toc512833989 (8.2.2019) [34] Augustin d’Hippone, De musica, op. cit., p.194-197. [35] Ibid. p.196. [36] Ibid. p. 196. [37] Ibid. p. 196. [38] Ibid. p. 196. [39] Ibid. p. 196. [40] Ibid. p. 196.
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