La mystagogie du lavement des pieds par Ambroise de Milan
- bohleremmanuel
- 5 juil. 2022
- 20 min de lecture
Article scientifique publié au sein de la revue "Connaissance des Pères de l'Eglise" (166), publié en juillet 2022.
Publication de la communication donnée dans le cadre du colloque internationale de patristique "Les commentaires patristiques de l'évangile de Jean", organisé par l'axe THEMYS du Centre de Recherche ECRITURES de l'Université de Lorraine, les 6-7 avril 2022.
Titre complet : La mystagogie du lavement des pieds par Ambroise de Milan.
Une interprétation baptismale de la péricope johannique dans son site liturgique

Fait unique, nous ne possédons pas un mais deux textes d’Ambroise de Milan concernant ses catéchèses mystagogiques adressées aux néophytes lors de la semaine pascale : le De mysteriis et le De sacramentis. Ce qui pourrait être considéré comme un enrichissement réciproque a malheureusement suscité des controverses. En effet, l’un, plus concis, témoigne d’une meilleure construction narrative par rapport à l’autre, plus long, mais paradoxalement moins travaillé ; le fait d’avoir deux textes aussi différents suscita bien des interrogations.
Entre le xive et le xixe siècle, une contestation très virulente exista contre le De sacramentis, à tel point que l’on considéra de manière définitive cet écrit comme n’étant pas d’Ambroise. En conséquence cette sentence pluriséculaire jeta un discrédit sur son contenu.
Comme le De sacramentis possède le plus d’informations relatives au commentaire du lavement des pieds, la difficile question de son authentification devient pour nous une investigation nécessaire pour mieux mettre en perspective son contenu et l’intégrer à sa juste valeur.
Notre analyse se fera en quatre temps. Nous rendrons compte de l’authentification du De sacramentis. Puis nous présenterons sommairement le rite liturgique du lavement des pieds à travers une comparaison des informations du De mysteriis et du De sacramentis. Nous mettrons en lumière les versets retenus de la péricope johannique, soit reformulés, soit commentés. Puis nous ferons une présentation synthétique du commentaire ambrosien du récit du lavement des pieds.
L’authentification des sources
Lorsque Dom Bernard Botte publia en 1961 dans la collection des Sources Chrétiennes le De mysteriis, le De sacramentis et l’Explanatio symboli, son introduction générale[1] proposait de rendre compte du chemin parcouru concernant l’authentification des sources. Nous prendrons appui sur son travail.
La datation de ces deux œuvres serait aux environs de 390[2]. Dom Bernard Botte, ayant pris soin d’analyser les récits de controverses des xve-xvie siècles envers le De sacramentis, propose une synthèse de quatre arguments récurrents[3]. Mais il s’appuie sur les travaux de Atchley[4] (1940) de Faller[5] (1940), et de Dom Connolly[6] (1942) pour arriver aux mêmes conclusions[7] quant à l’attribution du De sacramentis à Ambroise de Milan. Voici une synthèse des arguments :
- L’ancienneté de ce traité ;
- Les allusions liturgiques contenues dans le texte correspondent bien au propre de l’Église milanaise[8].
- La version du texte biblique contenu dans le De sacramentis est la même que celle d’Ambroise.
- La différence de style s’explique : le De sacramentis ne semble pas une œuvre pour la publication mais uniquement l’œuvre de compilation d’un tachygraphe[9] ;
- La question de la pensée et des différences d’interprétations atteste plutôt une convergence. À cause de la datation, le fait que le De sacramentis emprunte à d’autres œuvres d’Ambroise montre que nous ne sommes pas en face d’un plagiat mais d’un fin connaisseur qui ne peut être que l’auteur lui-même[10] ;
- La plus ancienne source manuscrite du De sacramentis se retrouve dans une collection de sermons de l’évêque Maxime de Turin[11] (premier évêque de cette ville vers 390). Même si le nom d’Ambroise ne figure pas dans le manuscrit, lorsque l’on compare le style de ces sermons avec le style du De sacramentis la différence est évidente.
Présentation rituelle du lavement des pieds
Le De mysteriis comme le De sacramentis sont des sources capitales pour la liturgie. Une analyse comparative nous permet d’envisager le lavement des pieds en tant que rite intégré au rituel des sacrements de l’initiation chrétienne.
Il y a tout d’abord les rites de l’immersion constitués de l’anaphore et de la bénédiction de l’eau. Puis, après être descendu dans la piscine baptismale, la triple question du symbole de foi avec une mention spéciale à la croix[12] en ce qui concerne Jésus-Christ, puis la triple immersion. Vient ensuite la remontée de l’eau baptismale marquée par une onction avec le saint chrême.
Après cette onction post-baptismale et la sortie de la piscine baptismale a lieu la lecture de Jn 13 (le récit complet du lavement des pieds). Puis l’évêque, avec les prêtres s’il y a beaucoup de baptêmes, lavent les pieds des nouveaux baptisés.
Une fois le lavement des pieds réalisé, a lieu la vêture avec le vêtement blanc des néophytes. Vient ensuite la consignatio, c’est-à-dire une imposition des mains avec une autre onction avec le saint chrême équivalent à la confirmation.
À travers ce texte nous possédons une des formes les plus anciennes[13] de l’utilisation liturgique du lavement des pieds. Elle se retrouvera systématiquement à chaque fois que le lavement des pieds deviendra par la suite un geste paraliturgique, comme au xe siècle avec le mandatum fratum[14] de la réforme clunisienne. Ou bien lorsqu’il deviendra en 1955 un rite intégré à la célébration de la Cène[15] le Jeudi saint.
Ensuite le lavement des pieds, en tant que rite complémentaire aux rites des sacrements de l’initiation chrétienne, représente comme une « pause » entre l’onction post-baptismale et la vêture qui normalement devrait immédiatement suivre. En effet, il n’est pas commun qu’un catéchumène, dévêtu (cela n’implique pas qu’il soit nu) pour entrer dans la piscine baptismale reste encore dévêtu durant le lavement des pieds avant de revêtir le vêtement blanc des néophytes. Cela permet d’avancer l’hypothèse que la lecture et le geste du lavement des pieds sont probablement un ajout par rapport à une structure liturgique plus antique.
Un lien connexe s’établit entre ce qui se passe dans la piscine baptismale et ce qui se passe au moment du lavement des pieds. Il existe alors un lien d’interprétation entre les rites de l’immersion et la péricope johannique, un peu comme si le sens mystérique des rites d’immersion se comprenait en synergie avec le sens de l’Évangile.
Les versets sous-entendus
Bien que la totalité de Jn 13 devait être lu aux néophytes avant le rite, une analyse philologique des textes d’Ambroise de Milan nous permet de discerner les versets retenus pour sa catéchèse. Ces derniers sont directement reformulés, ou bien interprétés.
1ère ligne : De mysteriis
2ème ligne : Versets johanniques sous-entendus
3ème ligne : De sacramentis
VI. 31[16] Rappel de ce que Jésus a fait.
Jn 13, 4-5 Préparation au lavement des pieds.
III. 4[17] Rappel du geste de l’évêque en lien avec celui de Jésus.
VI. 31 Exégèse de Jn 13, 6 et 8a.
Jn 13, 6 et 8a Étonnement de Pierre. Puis refus de Pierre.
III. 4 Exégèse de Jn 13,6 et 8a.
VI. 31 Reformulation de Jn 13,8b.
Jn 13, 8bAvertissement de Jésus : le lavement des pieds préfigure la part qu’il va donner
III. 4 Exégèse de Jn 13,8b
III. 5[18] Réfutation des critiques et apologie du lavement des pieds comme geste baptismal.
VI. 31 Reformulation de Jn 13,9.
Jn 13, 9 Demande de Pierre de laver en plus les mains et la tête
III. 6[19] Exégèse de Jn 13,9 en lien avec Jn 13,8a. Le premier refus de Pierre (Jn 13,8a) est un signe d’humilité. Sa nouvelle demande est une offrande envers l’humilité du Christ.
VI. 31 Reformulation de Jn 13, 10.
VI. 32[20] Exégèse de Jésus 13, 10.
Jn 13, 10 Celui qui sort du bain a besoin qu’on lui lave juste les pieds.
III. 7[21] Exégèse de Jn 13, 10. Justification du lavement des pieds.
VII. 33[22] Exégèse de Jn 13, 14.
Jn 13, 1 Commandement de Jésus pour faire comme il vient de faire.
Le commentaire du lavement des pieds au sein du De sacramentis concentre à lui seul toutes les critiques jadis formulées quant à l’authenticité ambrosienne du texte.
Les points communs entre le De mysteriis et le De sacramentis concernent l’étonnement et le refus de Pierre (Jn 13, 6 et 8a), ainsi que la justification du lavement des pieds (Jn 13, 10) : ce qui est parfaitement cohérent dans un contexte baptismal et dans le cadre d’une catéchèse mystagogique.
Exégèse des versets retenus
a) Synthèse de l’interprétation du De mysteriis
Ambroise se borne à commenter l’étonnement et le refus de Pierre (Jn 13, 6 et 8a), la justification du lavement des pieds (Jn 13, 10) et le commandement à imiter ce geste en communauté (Jn 13, 14). Malgré sa concision, l’exégèse de ces trois versets est assez impressionnante. Ambroise commente non seulement l’Évangile du lavement des pieds, mais il permet aux néophytes de comprendre le sens du baptême qu’ils ont reçu. Il semble évident que seule l’exégèse de la péricope du lavement des pieds au sein d’une cohérence narrative de l’Évangile permet à Ambroise de proposer un enseignement sur la théologie du baptême.
Le lavement des pieds est une préfiguration du mystère de la croix où s’accomplit la prophétie baptismale de Jean-Baptiste désignant Jésus-Christ comme l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Cela désigne l'accomplissement du mystère de la Rédemption pour libérer de la condamnation héréditaire désignée en Gn 3, 15 .
Le rapport eau/sang est parfaitement mis en lumière. Cependant ce centralisme du mystère de la croix a déjà été préparé. Au sein du De mysteriis, lorsqu’Ambroise commente l’anaphore sur l’eau, il propose une série de commentaires typologiques à partir de grands récits de l’Ancien Testament. L’objectif est de montrer comment ces textes s’accomplissement à travers le mystère de l’eau baptismale. Ambroise commente Gn 1[23], Gn 6[24], 1 Co 10[25], Ex 15, 10[26] ; 2 R 5, 1-14[27] ; 1 Jn 5[28] et Jn 5,4[29]. Mais l’interprétation des récits conduit Ambroise à montrer aux néophytes que le mystère de l’eau désigné dans ces textes préfigure l’eau qui jaillit avec le sang sur la croix. En plongeant dans l’eau du baptême les catéchumènes sont plongés dans la mort de Jésus lorsque jaillissent l’eau et le sang sur la croix.
La progression interprétative est très subtile. En commentant l’épisode du Déluge (Gn 6) Ambroise met en lumière l’eau et le bois. L’eau du déluge qui purifie devient la figure du bois de la croix d’où jaillissent l’eau et le sang. Puis en commentant la purification de Naaman le Syrien (2 R 5, 1-14) Ambroise montre que la grâce purifie à travers l’eau. L’eau est choisie par Dieu pour être sanctifiée par l’Esprit afin de communiquer la grâce.
Nous avons ainsi le rapport eau-sang-Esprit[30]. D’ailleurs Ambroise, en évoquant l’eau de la fontaine baptismale, écrit :
C’est pour cela aussi que tu as lu que trois témoins au baptême ne font qu’un : l’eau, le sang et l’Esprit[31]. Car si tu retires un, il n’y a plus de sacrement du baptême. Qu’est, en effet, l’eau sans la croix du Christ, sinon un élément ordinaire sans aucune utilité pour le sacrement ? Et de même, sans eau il n’y a pas de mystère de la régénération. « À moins en effet d’être né de nouveau de l’eau et de l’Esprit, on ne peut entrer dans le Royaume de Dieu »[32]. Le catéchumène croit, lui aussi, en la croix du Seigneur Jésus dont il est marqué ; mais s’il n’a pas été baptisé au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, il ne peut recevoir la rémission de ses péchés ni puiser le don de la grâce spirituelle.
Ambroise va associer les deux interprétations de Gn 6 et 2 R 5, 1-14 pour commenter l’épisode de la piscine de Bethzatha en Jn 5, 4 où l’ange descend dans la piscine pour rendre l’eau « purifiante ». Jn 5, 4, tout en étant la préfiguration de la fontaine baptismale où l’Esprit descend pour sanctifier l’eau afin qu’elle puisse laver et purifier ceux qui seront baptisés, actualise la naissance de l’eau et de l’esprit selon l’entretien avec Nicodème en Jn 3, 5. L’eau « purifiante » de Jn 5, 4 est également la figure du bois de la croix d’où jaillissent l’eau et le sang qui « lave le péché du monde ». Ainsi, l’eau sanctifiée de la fontaine baptismale peut laver et purifier parce qu’elle renvoie à l’eau et au sang versés sur le bois de la croix.
Il est impressionnant de voir que la théologie du baptême de l’évêque de Milan repose sur une exégèse fouillée et progressive d’au moins cinq péricopes de l’Évangile de Jean. Au moment d’un baptême au Jourdain, il y a la prophétie de Jean-Baptiste désignant Jésus comme l’Agneau de Dieu qui enlève le péché de monde (Jn 1, 29). Cette prophétie du Baptiste est un « entre deux » puisqu’elle fait mémoire de la prophétie du serviteur souffrant d’Isaïe[33] et en même temps annonce le baptême de Jésus. Puis Jn 3, 5 annonce la sanctification de l’eau par l’Esprit. L’ange descendant dans l’eau pour la rendre « purifiante » en Jn 5, 4, actualisant Jn 3, 5, devient en outre l’image de la fontaine baptismale où l’eau est sanctifiée par l’Esprit, mais aussi la préfiguration de Jésus s’abaissant devant ces disciples pour leur laver les pieds (Jn 13, 9-10). Le lavement des pieds semble bien l’image de ce baptême nouveau où le geste devient lui-même la préfiguration de l’abaissement de Jésus sur la croix d’où jailliront le sang et l’eau au moment de sa mort (Jn 19, 34). Cette « part » révélée par le lavement des pieds se concrétise sur la croix : c’est là que s’accomplit la prophétie de Jean-Baptiste et par conséquent la prophétie du serviteur souffrant d’Isaïe : c’est la grâce du Salut ! Or toute cette progression interprétative de l’Évangile de Jean pour cerner la théologique du baptême se trouve condensée dans la première lettre de Jean. Le mystère de la filiation divine y est comprise avec l’association caractéristique eau-sang-Esprit :
Puisque tout être qui est né de Dieu est vainqueur du monde. Or la victoire remportée sur le monde, c’est notre foi. Qui donc est vainqueur du monde ? N’est-ce pas celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? C’est lui, Jésus Christ, qui est venu par l’eau et par le sang : non pas seulement avec l’eau, mais avec l’eau et avec le sang. Et celui qui rend témoignage, c’est l’Esprit, car l’Esprit est la vérité. En effet, ils sont trois qui rendent témoignage, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un[34].
Et si c’était à la lumière de l’enseignement de la première lettre de Jean qu’Ambroise de Milan interprète avec cohérence et unité les cinq péricopes de l’Évangile de Jean[35] ? Ce positionnement exégétique ne viendrait-il pas de l’influence d’Origène et de Philon d’Alexandrie, auteurs qu’il a lus et qui sont ses maîtres ? Dans cette progression organique d’interprétation, la péricope du lavement des pieds occupe une place incontournable. Comme une clef de voûte, un parachèvement, elle synthétise et actualise l’ensemble des préfigurations des signes de l’eau, du sang et de l’Esprit, tout en étant l’ultime image préfiguratrice de la mort de Jésus sur la croix où tout sera accompli.
b) Jn 13, 6 et 8a
Par des effets de rhétorique, l’évêque de Milan met en exergue l’étonnement de Pierre comme reposant sur l’identité de Jésus. À travers lui se joue la manière dont Pierre répond à cette question implicite : « pour vous qui suis-je ?"[36]. Ambroise montre que ce refus tient compte de la double nature de Jésus-Christ : il est à la fois « Maître » et « Seigneur ». En tant que « Maître », Pierre reconnaît son humanité. D’où son étonnement de l’inversion des rôles sociaux, car ce n’est pas au « Maître » de laver les pieds de ses serviteurs mais bien l’inverse. En tant que « Seigneur », Pierre reconnaît sa divinité, puisqu’il reconnaît en lui non seulement celui qui est « sans tache » mais en plus le « Créateur ». D’où son étonnement : comment celui qui est pur et sans tache puisse se souiller avec les pieds qui sont impurs ? Comment le Créateur peut-il laver sa créature ? On peut remarquer qu’Ambroise développe davantage l’étonnement vis-à-vis de la divinité de Jésus-Christ[37]. Avec les découvertes du De mysteriis, Ambroise de Milan situe le lavement de pieds comme une théophanie où le Créateur va manifester qu’il est venu laver sa créature souillée par la marque héréditaire du péché des origines[38]. Si jadis la créature a été souillée et corrompue par le serpent, le Créateur ne va pas l’abandonner mais se présenter à elle comme Celui qui va la laver et la régénérer. Ambroise situe l’étonnement de Pierre non pas par rapport à la dimension du service humain mais en rapport à l’économie du Salut et au mystère de la Rédemption.
Ensuite Ambroise va commenter le refus de Pierre. Ambroise prend appui sur l’étonnement de Jean-Baptiste dans l’Évangile de Mathieu pour comprendre l’étonnement de Pierre. Jean-Baptiste manifeste son indignité. Ambroise va associer ce sentiment d’indignité avec la tension Créateur/créature, entre l’un sans tache et l’autre souillée. Jean-Baptiste est étonné par la demande de Jésus de le baptiser ; ainsi Pierre s’étonnera de la demande de Jésus de lui laver les pieds. Jean-Baptiste, par humilité, accomplira la demande et baptisera son Seigneur ; ainsi Pierre, par humilité, acceptera de se faire laver les pieds. Ce parallélisme renforce la dimension baptismale.
c) Jn 13, 8b
Dans cette logique liée à l’économie du Salut et à la Rédemption, Ambroise considère l’abaissement de Jésus pour laver les pieds comme un geste initiatique d’humilité invitant à une « déposition des péchés ». En enlevant son vêtement et en s’abaissant devant Pierre, Jésus l’invite à ôter le vieux vêtement de la corruption (marque du péché des origines) et à déposer ses péchés. Ambroise insiste sur ce point. À travers le De mysteriis, le lavement des pieds peut être considéré comme mimétique, comme mise en scène et en espace qui annonce le futur accomplissement de la prophétie du serviteur souffrant[39] d’Isaïe.
Il y a ici un triple parallélisme : Jésus est dépouillé de son vêtement, invitant Pierre à se dépouiller de ses péchés. Or, dans son site liturgique, les néophytes sont toujours dépouillés de leur vêtement. En contemplant à travers l’Évangile Jésus qui se dépouille de son vêtement pour laver les pieds de Pierre, alors que les néophytes eux-mêmes sont dépouillés de leur vêtement après avoir été lavé dans la fontaine baptismale, comment ne peuvent-ils pas se sentir concernés par le sens et la portée initiatique de ce geste ? Ils peuvent alors comprendre qu’à travers les rites de l’immersion c’est Jésus lui-même qui les a lavés de leur péché !
Nous voyons ici la puissance de la catéchèse mystagogique où le sens de l’Écriture permettra de comprendre le sens du rite ! Étant dans la même situation, par la signification du lavement des pieds, les néophytes comprendront le sens de leur immersion ! Ambroise synthétise en montrant qu’à travers ce geste christique de déposition du vêtement[40], de l’abaissement et du lavement des pieds, se manifestent l’humilité, la grâce et la sainteté. L’exemple christique de l’abaissement est ici un appel à la conversion du pécheur face à ses péchés, et le lavement des pieds une dimension résolument purgative préfigurant un baptême de conversion, de pardon, mais aussi de régénération. Cette « part » donnée n’est autre que l’œuvre du Salut, la Miséricorde qui redonne vie.
d) Apologie du lavement des pieds comme geste baptismal
La problématique est simple : Est-il légitime de laver les pieds lors d’un baptême au moment de la régénération, c’est-à-dire après l’onction post-baptismale ? Quels liens herméneutiques entre le lavement des pieds et l’onction post-baptismale ?
Ambroise va argumenter contre l’Église de Rome qui ne pratique pas cette coutume. Lui souhaite la maintenir. Le paradoxe est que, tout en se détachant d’une pratique romaine, Ambroise souhaite renforcer l’autorité romaine. Par exemple, le choix du Symbole romain primitif[41] dans sa catéchèse et dans le rite de l’immersion en est un signe probant.
Ambroise expose un argument pertinent en suggérant que si l’Église de Rome ne pratique pas le lavement des pieds pendant les rites de l’initiation chrétienne, c’est qu’elle s’en est « séparée » à cause du nombre grandissant de baptêmes. Ambroise pense que ce geste a existé dans la liturgie romaine et souligne que l’abandon par l’Église de Rome[42] de cette pratique liturgique sert de justification à d’autres pour ne plus le faire. Cette pratique baptismale est suppléée par une pratique plus « fraternelle » et d’accueil envers les hôtes.
Avec les découvertes du De mysteriis, pour Ambroise de Milan, c’est la cohérence de l’interprétation des péricopes johanniques dans leur unité de dévoilement progressif qui le conduit à le considérer vraiment comme un signe qui justifierait sa place dans la liturgie des sacrements de l’initiation chrétienne. Mais est-ce pour autant qu’il le considère comme un signe sacramentel ? Nous pouvons avancer l’hypothèse qu’Ambroise défend une certaine exégèse biblique du lavement des pieds comme « signe », dont sa présence en tant que geste rituel intégré à la liturgie baptismale lui permet de la mettre en lumière avec autorité.
e) Jn 13, 9
L’évêque de Milan comprend le récit du lavement des pieds à partir de l’attitude de Pierre. Face à des néophytes cela peut parfaitement être justifié, puisque le lavement des pieds est interprété comme la figure d’un baptême. Pierre étant celui qui « est baptisé », « plongé » dans un mystère, il devient par conséquent un modèle pour les néophytes. Ambroise se rangerait-il du côté de ceux qui considèrent le lavement des pieds comme un signe[43] baptismal[44], un mysterium qui préfigure le baptême à venir, un « signe sacramentel » ? La plupart des études[45] pensent que oui, mais il serait légitime de nuancer.
Ambroise montre que le mystère du lavement de pieds est lié à l’humilité, mais une humilité christique qui préfigure l’abaissement et la mort sur la croix (cf. De mysteriis). Ambroise va développer davantage la compréhension de cette manifestation : Jésus vient vers les pécheurs, lui qui est sans péché. Lui qui est sans tache s’abaisse en exemple, invitant à déposer les péchés. Lui qui est pur lave les pieds en signe d’une purification de ce qui est impur. D’où la question : Pierre est-il prêt à « déposer ses péchés » pour se laisser purifier par le Maître ? Comme Jean-Baptiste, son refus est l’expression de son sentiment d’indignité. Par effet rétroactif, il réinterprète le refus en Jn 13, 8a comme étant déjà une attitude d’humilité. C’est par humilité qu’il va refuser, et c’est par humilité qu’il va en demander davantage. En demandant à être lavé avec les pieds, les mains et la tête, pour Ambroise cela signifie que Pierre « s’offre » totalement à ce mystère. Se faire laver les pieds devient la figure d’une offrande de soi-même à l’action du Serviteur qu’est le Christ : c’est-à-dire une action purificatrice accomplie par le Serviteur souffrant.
f) Jn 13, 10
Ambroise va déployer le sens de cette « part » promise. Nous y trouvons des éléments divergents par rapport au De mysteriis, mais est-ce contradictoire ? À travers le bain du baptême, toute faute est enlevée. Au sens propre comme au sens figuré, les disciples sont « propres », puis vient le lavement des pieds.
C’est ici qu’intervient la divergence avec le De mysteriis. Le lavement de pieds préfigure une sanctification non plus comprise comme le lavement du péché des origines (interprétation du De mysteriis) mais comme une protection contre le venin de l’antique blessure du serpent[46] afin de ne plus trébucher contre les tentations. Ambroise exploite la double image du livre de la Genèse avec la morsure et le venin. La morsure est la marque héréditaire du péché des origines, et le venin l’allégorie de la tentation du diable qui se prolonge dans le présent.
Il est audacieux de voir ce lien indirect avec le rite de la renonciation et de l’onction des catéchumènes. En effet ces derniers rejettent Satan, ses séductions et ses œuvres. Ils reçoivent ensuite une onction comme signe de force pour lutter contre les tentations à venir. Or le lavement des pieds apparaît ici en écho à ce rite. Dans la logique du soin nous avons besoin de fortifiant et de médicaments pour lutter. Ici, l’onction des catéchumènes est comparable à un fortifiant pour combattre contre la tentation, et le lavement des pieds comme un médicament pour purifier jusqu’à la racine le mal de la tentation.
Autant le De mysteriis se concentre sur la morsure héréditaire du péché des origines, autant le De Sacramentis se concentre sur les conséquences du péché des origines à travers l’image du venin qui signifie la tentation, c’est-à-dire la concupiscence. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’interprétation du lavement des pieds met en lumière l’image d’une purification : il lave de la marque héréditaire du péché des origines ; il purifie, guérit, protège jusqu’à la racine de la concupiscence. Le lavement des pieds devient la préfiguration d’un baptême de guérison pour demeurer dans la grâce, demeurer dans l’Amour[47]. Cette interprétation baptismale du lavement des pieds conduit à montrer l’unité concrète entre onction des catéchumènes et baptême, entre grâce baptismale et engagement de vie des baptisés, entre don et éthique[48].
Cette double interprétation de Jn 13, 10 permet de comprendre les deux volets de la compréhension ambrosienne de cette « part » préfigurée lors du lavement de pieds et communiquée par le sang et l’eau jaillissant du coté ouvert lors de la mort de Jésus sur la croix.
Cette « part » est au profit de l’humilité. Pour Ambroise, l’humilité est à la fois christologique et éthique. Elle est chemin résolument christique : celui d’être plongé dans le mystère de l’obéissance et de l’abaissement de Jésus sur la croix qui « enlève le péché du monde[49] ». Humilité pour déposer ses péchés en vue de recevoir cette grâce purgative, mais aussi humilité pour ne plus « trébucher » face à la tentation. Se faire laver les pieds est bien l’expression de l’humilité comme chemin de perfection[50] et combat contre la concupiscence. Celui qui nous rend victorieux, qui combat pour nous, qui nous perfectionne, c’est le Christ seul. Ce qui conduit Ambroise à considérer l’humilité du côté de la grâce ; et s’il y a une éthique, c’est celle de demeurer dans la grâce et les engagements baptismaux, celle de demeurer « en Christ ».
Dans ce mystère ont été plongés les néophytes avant d’être revêtus par le vêtement blanc des baptisés.
Synthèse
Notre étude a mis en lumière l’extraordinaire construction interprétative du lavement des pieds compilant pas moins de trois prophéties de l’Ancien Testament, cinq péricopes de l’évangile de Jean, et la première lettre de Jean comme paradigme. Or cette exégèse du lavement des pieds défendue par Ambroise, préfiguration de la mort de Jésus sur la croix, lui permet de le considérer comme la clef de voûte de toute sa théologie du baptême.
La primauté de cette herméneutique allégorique trouve paradoxalement son sens dans un déploiement liturgique, peut-être pas en tant que « signe sacramentel » cependant. Si le lavement des pieds est bien un « signe » au sens évangélique, son herméneutique donne sens aux « signes du baptême » : renoncement, onction des catéchumènes, bénédiction de l’eau, confession de foi, immersion, onction post-baptismale. Si l’exégèse johannique donne sens aux rites, alors la lecture et le geste en tant qu’acte mémoriel deviennent en eux-mêmes une « mystagogie » et une éblouissante péroraison catéchétique.
______________---- [1] Ambroise de Milan, Des sacrements, des mystères, explication du symbole, Paris, Cerf, SC 25 bis, 1961, p. 7-45. [2] Cette datation provient directement des informations contenues sur le site de la collection Sources Chrétiennes correspondant aux ouvrages mentionnés : https://www.sources-chretiennes.mom.fr/index.php?pageid=auteurs_anciens&id=4&sourcepg=volume_paru&idsource=425#top [3] Ibid. p. 9-10. [4] C. Atchley, “The date of De Sacramentis”, in Journal of Theological Studies, Oxford University Press, 1929 (30), p. 281-286. [5] O. Faller, “Ambrosius, der Verfasser von De Sacramentis. Die innere Echtheitsgründe”, in Zeitschrift für katolische Theologie, 1940 (64), p. 1-14 et p. 81-101. [6] Dom H. Connolly, The De Sacramentis a Work of St Ambrose, Oxford, 1942. [7] Ibid. p. 10. [8] Ambroise de Milan, op. cit., p. 13. La formule liturgique concernant la deuxième question de foi est : Credis in Dominum nostrum et in crucem eius ? [9] C. Mohrmann, « Le style oral du De Sacramentis de saint Ambroise », in Vigiliae Christianae 1952 (6), p. 168-177 et Ambroise de Milan, op. cit., p. 16. [10]Ambroise de Milan, op. cit., p. 15. Cette différence interprétative vient en particulier du sens de l’eau à travers le commentaire du psaume 48 qui semble implicitement mentionné. [11] B. Capelle, « Un homiliaire de l’évêque arien Maximin », in Revue bénédictine, Brepols, 1922 (34), p. 89. [12] Ambroise de Milan, op. cit., p. 13. Comme déjà souligné, la formule liturgique concernant la deuxième question de foi est : Credis in Dominum nostrum et in crucem eius ? [13] A. Chavasse, « Le cycle pascal », in :L’Église en prière, introduction à la liturgie, Paris-Tournai, Desclée, 1961 p. 700-701. [14] E. Magnani, « Le pauvre, le Christ et le moine : la correspondance de rôles et les cérémonies du mandatum à travers les coutumiers clunisiens du xie siècle », in :Liturgie, Commission francophone cistercienne (CFC), 2017 (176), p. 29-54. [15] A. Chavasse, « Le cycle pascal », in op. cit., :p. 700-701. En fait, c’est la réforme liturgique (ritus instauratus) de la Semaine sainte en 1955 qui plaça, pour la première fois dans l’histoire de la liturgie, le mandatum au sein de la messe de la Cène du Seigneur, entre la prédication et le rite d’offertoire. [16] Ambroise de Milan, op.cit., p. 173. [17] Ibid. p. 93. [18] Ibid. p. 95. [19] Ibid. [20] Ibid. p. 173. [21] Ibid. p. 95. [22] Ibid. p. 174. [23] Ambroise de Milan, De mysteriis, III, 9, op. cit., p. 161. [24] Ibid. III, 11, p. 161-163. [25] Ibid. III, 12, p. 163. Pour Ambroise, ce commentaire conduit à l’accomplissement de Jn 1, 17. C’est l’Esprit qui sanctifie par Jésus-Christ. [26] Ibid. III, 14, p. 163. [27] Ibid. III, 16-21, p. 165-167. [28] Ibid. III, 20, p. 167. [29] Ibid. III, 22, p. 167. [30] 1 Jn 5, 8. [31] Ibid. [32] Jn 3, 5. [33] Is 52, 13 – 53, 12. Le serviteur souffrant comparé à un agneau conduit à l’abattoir qui porte les péchés des multitudes. [34] 1 Jn 5, 4-8. [35] Ce positionnement exégétique est d’une pertinence à la fois pour l’histoire de l’interprétation de l’Évangile de Jean mais aussi pour l’influence future. En effet ce positionnement relève précisément de l’intention de l’auteur de la première lettre de Jean, qui face à des divisions au sein des communautés johanniques qui se réclamant d’un même écrit (l’Évangile) en propose des interprétations christologiques inconciliables. Par la première lettre de Jean, son auteur voulait aider à une juste interprétation de l’Évangile johannique. Notons également qu’Augustin, disciple de saint Ambroise prendra lui aussi ce positionnement exégétique, où face à la crise donatiste, il s’appuiera sur la première lettre de Jean pour établir ses propres Traités sur l’Évangile de Jean. [36] Mt 16, 13-19. [37]Ambroise sera un prédicateur qui enseignera le positionnement théologique du concile de Nicée (325). Par conséquent, contre l’arianisme, il va défendre la divinité de Jésus-Christ. [38] Gn 3, 15. [39] Is 52, 13 – 53, 12. [40] Ep 4, 22. Où Paul parle du dépouillement du vieil homme, pour revêtir l’homme nouveau qu’est le Christ. [41] Ambroise de Milan, op. cit., p. 21-25. [42] Ibid., p. 29. Mais aussi A. Malvy, « Lavement des pieds », in : Dictionnaire de théologie catholique, volume 9-1ère partie, Paris, Letouzey, 1908, p. 16-36. [43] Cette interprétation du lavement des pieds en tant que « signe » est d’une pertinence actualité pour l’exégèse moderne. Cf. Y.-M. Blanchard, Des signes pour croire ? Une lecture de l’évangile de Jean. Signe ou exemple ? Le récit du lavement des pieds, in :Coll. « Lire la Bible », Paris, Cerf, 1995, p. 113-123. [44] Il se pose une question complexe de l’exégèse moderne. Si la lecture du lavement des pieds suggère de harmoniques baptismales, est-ce pour autant qu’elle reflète une pratique liturgique des communautés primitives. Le lavement des pieds est-il une expression imagée ou bien une allusion directe aux pratiques sacramentelles de l’Église primitive ? Est-il un « sacrement » ou pas ? Cf. Y.-M. Blanchard, « Lavement des pieds et pénitence, une lecture de Jn 13, 1-20 », in : La Maison Dieu 214, 1998/2, p. 45. Par exemple, des exégètes et théologiens luthériens comme Oscar Cullmann (1902-1999) considèrent le lavement des pieds comme un authentique « signe » sacramentel. Cf. O. Cullmann, Les sacrements dans l’évangile johannique, Paris, PUF, 1951. [45] Ibid. Cf. notes 14-16-17 ; P. Grelot, « L’interprétation pénitentielle du lavement des pieds », in :L’Homme devant Dieu (Mélanges de Lubac), Paris, 1963, p. 75-91 ; F. Nault, Le Lavement des pieds, un sacrement, Montréal, Médiaspaul, 2010. [46] Gn 3, 15. [47] 1 Jn 4, 16. [48] Nous retrouvons ici une synthèse de la catéchèse mystagogique de l’évêque de Milan sur le triple renoncement. Ambroise de Milan, De sacramentis II, 4-8, De mysteriis, II, 5, op. cit., p. 63-65 et p. 159. [49] Jn 1, 29. [50] He 5, 7-9.
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