La beauté liturgique? Qu’est-ce à dire?
- bohleremmanuel
- 23 nov. 2020
- 7 min de lecture
Article de réflexion publié dans la revue trimestrielle de musique liturgique et d’art sacré « CAECILIA ». Edition du 4 juillet 2014.

« Ah c’était une belle messe !» Peuvent s’exclamer certaines personnes après l’office, en réponse au micro trottoir ecclésiastique. Cela rassure les uns, flatte les autres… Mais cela parait tellement évident de dire cela, qu’au bout du compte cela m’effraie, et me fait douter de plus en plus.
Rien de plus complexe que de tenter de cerner ce que peut être la beauté Liturgique. Est-il d’ailleurs légitime de parler de beauté liturgique ? Les philosophes ont déjà tellement de mal à cerner la Beauté en tant que tel, alors pensez la difficulté pour la beauté « liturgique » !
Pour notre civilisation occidentale, la notion de Beauté, de Beau sont résolument liés à la conception de PLATON (-428 ; -348) dans son ouvrage Le Banquet. Il demeure la base sur laquelle les générations suivantes chercheront à édifier leurs réflexions, même pour notre époque contemporaine. Le génie de Platon réside dans le fait que la Beauté n’est pas immédiatement accessible, mais qu’elle résulte d’une expérience : on est initié à la Beauté. Cette initiation passe par trois phases : tout d’abord la purification, puis l’ascension, enfin la contemplation.
La purification consiste dans l’expérience sensible que l’on peut faire d’une œuvre, soit dans sa réalisation (cas de l’artiste), soit dans sa réception (cas du spectateur). La Beauté s’expérimente dans le « faire », c’est une pratique ! On ne peut comprendre la Beauté dans un laboratoire ou dans un livre, il faut l’adjoindre d’une pratique des arts. C’est ce faire qui nous invite à nous « purifier », c’est-à-dire à passer d’un jugement esthétique à une pratique. Tous, nous faisons des jugements esthétiques (cela me parle, cela me touche, cela me plait…), mais il faut bien admettre qu’ils sont souvent bien individualistes et restrictifs, ne nous poussant pas toujours à la charité, ou sinon à une vanité excessive. Or pour Platon, l’expérience du Beau nous fera sortir de nous-même, vers la recherche du Bien. La Beauté sensible va s’adjoindre du Bien pratiqué.
L’ascension sera cette sortie de soi, cette traversée de son émotion personnelle, pour rechercher le Bien, puis le Vrai. L’expérience de la Beauté nous conduira à la recherche de la Vérité, qui va bien au-delà de l’œuvre d’art réalisée, regardée ou entendue.
La contemplation sera l’expérience de la Beauté pour elle-même. Pour Platon, la Beauté n’est pas dans l’expérience sensible, elle est au-delà, elle se recherche dans la Vérité, en pratiquant le Bien. Ainsi, comme le dira saint Augustin plus tard en parlant de la musique, les œuvres d’art nous donnent de goûter des « vestiges » (dans le sens propre du terme) de la Beauté : elle y a imprimé une trace, une emprunte et c’est à nous de la rechercher ailleurs. Avec sagesse, Platon nous propose un chemin très unifié associant sensibilité, pratique de la charité, et utilisation de la raison. C’est toute la personne humaine qui chemine vers le Beau.
C’est plus tard que le philosophe PLOTIN (205-270), fondateur du néo-platonisme, va reprendre la pensée de PLATON sur le Beau d’après Le Banquet, et la déployer dans son Traité sur le Beau (Première Ennéade, Livre sixième). Plotin a exercé une influence considérable sur la pensée chrétienne, et en particulier sur saint Augustin : dans son traité sur la musique, le De Musica, il reprend à son compte cet héritage.
Cet héritage va influencer le christianisme des origines, la philosophie des arts en Occident jusqu’à nos jours. La dernière allusion implicite concernant l’initiation à la Beauté selon Platon se trouve dans la première encyclique du pape émérite Benoît XVI, Deus caritas es du 25 décembre 2005. Il a repris, sans la nommer, la progression de l’initiation à la Beauté, mais pour l’appliquer à l’expérience chrétienne de «L’Amour de Dieu » révélé en Jésus-Christ. Si pour Platon et Plotin, le Beau demeure invisible et au-delà de toutes contingences, pour le christianisme, la Beauté a pris un visage humain, celui de Jésus de Nazareth. L’expérience sensible de la Beauté de l’Amour de Dieu nous conduit à nous purifier, à la pratique du Bien et à la recherche inlassable de la Vérité, de ce qu’Il est en vérité.
Pour continuer dans le sens de l’intuition de Benoît XVI, l’expérience sensible de la Beauté de l’Amour de Dieu va se manifester dans l’art de célébrer, c’est-à-dire dans l’expérience liturgique. La liturgie, sera ce « faire » de l’assemblée ecclésiale pour conduire à cette expérience de Beauté, non pas esthétique mais cordiale (au sens propre du terme), venant de Dieu lui-même.
Le Concile Vatican II ne s’exprime pas sur la Beauté ou le Beau. La constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, évoquant l’art musical, dit au numéro 112 : « La musique sera d’autant plus sainte, qu’elle sera en connexion étroite avec l’action liturgique, en donnant à la prière une expression plus suave, en favorisant l’unanimité et en rendant les rites sacrés plus solennels. ». On peut alors tenter de qualifier la beauté liturgique comme cette synergie entre un art et l’action rituelle. Mais cette association doit se faire en Eglise, en communauté : d’une certaine manière, c’est le corps entier de l’Eglise rassemblée, dans la diversité de ses membres, qui devient cet « artiste » faisant « œuvre» humaine, au sein de laquelle de laquelle se manifeste « l’œuvre de Dieu ».
Que l’on soit lecteur, musicien, fleuriste, ministre ordonné, enfant de chœur, fidèle et autre, il nous faut un modèle à méditer pour essayer, avec nos charismes de vivre un tel mystère : Le récit du Lavement de pieds (Jn 13, 1-20) pourrait-être cet exemple évangélique. En effet, la complexité exégétique de la rédaction comme du rédacteur du quatrième évangile, son enracinement culturel, nous plongent indirectement au milieu des controverses apologétiques des IIème et IIIème siècles entre le christianisme émergent et la philosophie hellénique. Pourtant, malgré ce rejet explicite de la philosophie grecque, les apologistes eux-mêmes montrent qu’ils ne peuvent se passer du bagage intellectuel grec, dont ils empruntent des images et des arguments! Et si le récit du lavement des pieds portait en lui des harmoniques lointaines de l’initiation au Beau selon Platon, tout en y attestant la singularité du christianisme face à la culture grecque?
Tout d’abord l’évangéliste prend soin de noter les détails du « faire » (Jn 13, 1-5) ! On décrit avec précisions comment Jésus se prépare, et comment il opère pour laver les pieds. Il est en train d’accomplir une « œuvre » au sens quasi artistique. Mais ce « faire » va susciter des réactions sensibles de la part des disciples, en l’occurrence, celle de saint Pierre. Tout comme nous, les disciples « ressentent » quelque chose vis-à-vis de l’œuvre réalisée. Pour eux l’expérience sensible ne semble pas positive, voir résolument négative pour le cas de l’apôtre Pierre (Jn 13, 6-11). Ils font l’expérience d’une laideur apparente, due à l’ignorance. Cependant, le lavement des pieds annonce une œuvre divine encore inconnue («Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Jn 13,7). Elle provoque une purification, celle des sentiments des apôtres, car Jésus insiste fortement pour qu’il accomplisse son « œuvre » (« Si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi. » Jn 13, 8). Ces premiers versets, peuvent nous mettre en correspondance avec la phase de purification dont parle Platon.
Ensuite Jésus va faire entrer les disciples dans l’intelligence du geste accompli. Il va devenir constitutif de la future communauté chrétienne (Jn 13, 12-17). Ainsi, le geste que les disciples avaient perçu comme laid, va révéler quelque chose de beau puisqu’il les oriente vers la pratique du Bien selon le commandement du Seigneur: « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimé » (Jn 9, 12). Mais le lavement des pieds, en plus de manifester la charité et le service fraternel, va conduire à la recherche du Vrai puisque Jésus invite explicitement à comprendre le geste qu’il a accompli (Jn 13, 12). Par lui, les disciples pourront saisir quelque chose de son mystère. Ils semblent alors vivre quelque chose s’apparentant à la deuxième étape, celle dite de l’ascension, car pour Platon elle est la recherche de la Beauté par la pratique du Bien et du Vrai. Or le lavement des pieds semble inviter à un mouvement similaire : pratique du Bien et recherche du Vrai. Cette ascension va permettre de purifier la sensibilité! Cependant, il y a autonomie entre le geste d’un coté, et sa visée pratique du Bien de l’autre, car les deux (geste esthétique et pratique des vertus) vont révéler une troisième perspective.
Dans une dernière partie (Jn 13, 18-20) Jésus revient sur l’idée de la purification intérieure, celle du péché, en évoquant la douloureuse question de la trahison. Le geste que Jésus a posé, signifiant la future purification des péchés, est posé sur celui-là même qui commettra un grave péché ! La beauté vient revêtir une autre laideur, celle d’un cœur capable de trahir! Le lavement des pieds annonce le mystère de la Rédemption, le pardon des fautes qui s’accomplira au moment où Jésus mourra sur la croix («Je vous ai dis ces choses dès maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi lorsqu’ils arriveront, vous croirez que moi, JE SUIS. » Jn 13, 19). La mort sur la Croix révèle le lieu de l’authentique confession de foi : on pourra reconnaitre que Jésus est bien le Fils de Dieu. Le geste du lavement des pieds, nous conduit à la beauté de la Croix! D’ailleurs dans le dernier verset de la péricope, Jésus parle déjà de la venue de Celui qu’il va envoyer : le Saint-Esprit. Or n’est-il pas celui qui nous « conduit à la Vérité tout entière » (Jn 16,13) ? La beauté de la Croix manifeste la beauté de la Vérité qui se donne à contempler, à comprendre et à croire. C’est ce que magnifiera saint Paul dans l’hymne aux Philippiens (Ph 2, 1-11). Le lavement des pieds est beau parce qu’il nous révèle la beauté du mystère de la Croix, et nous conduit à l’expérience de la contemplation de la Vérité! Cette visée christologique se détache résolument de l’initiation platonicienne de la Beauté.
A travers ce récit de l’Ecriture, la beauté liturgique se dessine comme une expérience pascale! Un passage entre un « faire » de toute l’assemblée, réalisé avec précision et science, vers la contemplation de la Vérité.
Les rites de la liturgie ont pour vocation d’être bien fait. C’est une condition essentielle car ils nous permettent de purifier notre sensibilité, nous attirer vers la pratique du Bien qu’ils manifestent, et nous conduisent à la Beauté contemplée dans un acte de foi : Jésus-Christ ressuscité. Leur beauté se révèlera avec l’expérience de la Grâce qu’ils nous offrent en partage.
En sommes, la beauté liturgique sera cette expérience vécue de manière ecclésiale et personnelle, au-delà du « bien faire » des rites, et que saint Paul décrit en ces termes : « … Ce jour-là, nous verrons face à face… Ce jour-là je connaitrai parfaitement, comme j’ai été connu » (1 Co 13, 12).
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