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De l'exégèse évangélique à la poésie d'un chant liturgique

Analyse synoptique de récits de guérison et structuration d’un cantique



Cote : AX 26-41/ CNA 429

Ancienne Cote : M26-41

Musique :  Jo AKEPSIMAS (1940)



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Guérison d'un aveugle (1650), Nicolas POUSSIN (1594-1665)


Il est impressionnant de constater que l’auteur vendéen Claude BERNARD, ancien infirmier du secteur psychiatrique, a laissé un catalogue de plus de 1500 chants pour la liturgie catholique.

Mais l’originalité de sa démarche poétique réside dans le fait qu’il semble puiser son inspiration dans les résultats d’analyse exégétique. A travers ses poèmes, il semble reconfigurer des récits bibliques, mais à la lumière de leur exégèse scientifique. S’il compose dans chants liturgiques d’inspiration biblique, c’est à l’intérieur d’une démarche exégétique solide.

Claude BERNARD semble être d’abord un exégète avant d’être un écrivain. Son inspiration semble être puisée à la source de l’interprétation de l’Ecriture ! Elle semble jaillir non pas du texte biblique en lui-même, mais de son interprétation au sein même de la compréhension historico-critique du corpus évangélique.

Sa démarche est audacieuse et pertinente, puisqu’elle permet aux communautés qui chantent ses cantiques, non seulement d’être en lien avec l’Ecriture mais surtout d’être en lien avec l’intelligence des Ecritures.

 

 

Le cantique « Vers toi je viens, Jésus-Christ » en est un bel exemple puisque les quatre strophes qui le constituent sont une synthèse de l’analyse comparative des récits de guérison dans les trois évangiles synoptiques, à savoir Marc (Mc 10, 46-53 : aveugle Bartimée), Matthieu (Mt 20, 30-34 : deux aveugles inconnus) et Luc (Lc 18, 35-43 : un aveugle inconnu). Sans oublier Jean (Jn 9 : aveugle de naissance).

Claude BERNARD semble s’être totalement inspiré de travaux exégétiques solides pour écrire les couplets. Sa pertinence sera de traduire, par le chant, les résultats d’une recherche intertextuelle concernant les récits de guérison d’aveugles, relevant de l’histoire de la composition des évangiles : l’unité structurelles des trois synoptiques et les divergences johanniques.

 

 

Pour commencer voici le texte intégral du cantique

 

1)     Vers toi je viens, Jésus-Christ ma lumière,

Vers toi qui passes et m’appelles aujourd’hui.

Tu vois ma peine au profond des ténèbres,

Pitié, Seigneur, sauve-moi de la nuit !

 

2)     Je veux, Seigneur, que mes yeux s’illuminent,

Qu’ils s’ouvrent grand sur l’immense univers.

Toi seul tu peux accomplir l’impossible,

Ma foi me dit que ton coeur est ouvert.

 

3)     Un mot de toi et je vois des merveilles,

Mes yeux découvrent le champ des couleurs.

Louange à toi, Créateur de la terre !

Je marcherai sur tes pas de sauveur.

 

4)     Fais-toi connaître aux aveugles sans nombre,

Prends-leur la main, guide-les vers la Vie.

Qu’ils voient le jour se lever sur le monde !

Ils chanteront : « Le Seigneur nous guérit. »

 

 

 

Cependant lorsqu’il a été côté au SECLI, voici que l’on peut lire dans sa fiche de présentation disponible sur le site Chantons en Eglise:

 

Ce chant exprime une démarche analogue pour chaque croyant, en 4 étapes :

1) venir à Jésus et faire appel à son amour (aie pitié) :

2) dialoguer avec le Maître (-que veux-tu ? - que je voie !)

3) croire et entendre la parole qui guérit (ta foi t'a sauvé). 

4) s'engager sur les pas du Christ (il cheminait à sa suite).

 

 

Cette présentation quadripartite est pertinente pour notre propos, car elle est la preuve du soubassement exégétique du texte poétique de ce chant.

En effet, cette structuration semble précisément construite à partir d’une analyse comparative des récits de guérison d’un aveugle selon les trois évangiles synoptiques. Or la technique d’analyse des textes évangéliques, par comparaison entre les quatre évangiles, est précisément l’une des bases de la méthode historico-critique apparue au XIXème siècle[1] et qui se développa considérablement au XXème siècle[2].

Si jusqu’au XVIIIème on considérait que l’évangile de Matthieu était le plus ancien, la méthode comparative et philologique des quatre évangiles, permit au XIXème de de mettre en lumière « la théorie des deux sources[3] » pour comprendre la formation des évangiles. Avec plus d’un siècle de recherches scientifiques[4], cette théorie qui fait encore école aujourd’hui.


Pour résumer : à partir du XIXème siècle, la critique des sources et l’analyse comparative des évangiles ont permis de déterminer que le plus ancien évangile est celui de Marc. Ce dernier a inspiré les évangiles de Matthieu et de Luc, précisément par la présence de nombreuses convergences. Par contre, il a été constaté que les divergences entre l’évangile de Marc avec les évangiles de Matthieu et de Luc sont très souvent convergentes aux deux évangiles. C’est là que l’on a émis l’hypothèse d’une deuxième source commune, en plus de l’évangile de Marc, qui aurait inspiré les évangiles de Matthieu et de Luc. Il s’agit de la « Source Q », à cause du mot l’Allemand « Quelle » qui signifie « source ».  Quant à l’évangile de Jean, plus tardif et provenant de la communauté johannique, il s’inspire des trois autres évangiles, tout en proposant des originalités et des divergences qui lui sont propres.  

 

 

En appliquant la méthode historico-critique de comparaison des récits de guérison d’aveugles dans les trois évangiles synoptiques, on découvre justement que leur structure est identique. Matthieu comme Luc conserve la structure originelle de Marc. Cette structure originelle est composée de quatre parties avec un appel, un dialogue avec Jésus, un acte de foi et une parole de guérison, enfin un engagement à suivre Jésus pour devenir disciple.

 

Claude BERNARD s’est donc bien appuyé des résultats de l’analyse comparative pour structurer son cantique en quatre couplets.

 

ETAPES DU CANTIQUE

EVANGILE SELON SAINT MARC

Mc 10,46-53

 

Aveugle Bartimée

EVANGILE SELON SAINT MATTHIEU

Mt 20, 30-34

 

2 aveugles inconnus

EVANGILE SELON SAINT LUC

Lc 18, 35-43

 

1 aveugle inconnu

EVANGILE SELON SAINT JEAN

Jn 9

 

Aveugle-né inconnu

1) venir à Jésus et faire appel à son amour

 

Aie pitié de moi !

Mc 10,47-48

Mt 20,30-31

Lc 18,35-39

Jn 9, 1

 

C’est n’est pas l’aveugle-né au cœur de l’action.

 

Au contraire, c’est Jésus le premier qui le remarque et c’est lui qui le regarde en premier pour le mettre au centre de la scène.

 

2) dialoguer avec le Maître

 

Que veux-tu que je fasse ?

Seigneur, que je voie!

Mc 10,51

Mt 20, 32-33

Lc 18,40-41

Jn 9, 2-5

 

L’aveugle ne dialogue pas avec le Maître, il ne lui demande rien.

 

Par contre, il y a un bien un dialogue mais avec les disciples qui, face à sa situation, demandent qui a péché dans sa famille.

3) croire et entendre la parole de Jésus qui guérit

 

 

Va, ta foi t'a sauvé

Mc 10,52

Pas de paroles mais un geste seul : toucher les yeux !

Lc 18,42

Jn 9,6-7

 

il n’y a pas d’acte de foi de la part de l’aveugle.

 

Par contre, comme chez Matthieu, il n’y a pas de paroles qui guérit de la part de Jésus mais uniquement un geste :

·       mettre de la boue et de la salive sur les yeux

·       Il y a cependant une parole de re commandation : demander d’aller à la piscine de Siloé pour se purifier : il retrouve la vue

 

Pendant ce temps, Jésus sort de la scène.

 

 

 

 

 

Jn 9, 8-34.

 

Par contre, il y a un quadruple dialogue avec l’aveugle maintenant guéri et seul concernant sa guérison accomplie, puis concernant Jésus : est-il le Fils de Dieu ?

L’aveugle-né guéri reconnait publiquement que c’est Jésus qui l’a guéri et il reconnait qu’il vient de Dieu grâce au signe de l’ouverture de ses yeux

1)    Jn 9,8-12 : Dialogue entre l’aveugle guéri et les voisins

2)    Jn 9,13-17 : 1er dialogue entre l’aveugle guéri et les Pharisiens

3)    Jn 9,18-23 : Dialogue entre les parents et les Pharisiens

4)    Jn 9,24-34 : 2ème dialogue entre l’aveugle guéri et les Pharisiens.

 

4) s'engager sur les pas du Christ

 

 

Il cheminait à sa suite

Mc 10,53

Mt 20,34

Lc 18,43

Jn 9, 35-39

 

Jésus revient en scène. Il n’y a pas d’engagement à marcher à la suite de Jésus-Christ.

 

Par contre il y a maintenant un dialogue avec lui sur la foi au Fils de l’Homme.

Jésus lui pose la question s’il reconnait en lui le Fils de l’homme.

 

L’aveugle croit et se prosterne.

 

La différence fondamentale entre les trois synoptiques Marc, Matthieu et Luc avec Jean repose sur la place de l’acte de foi dans le processus de guérison : chez les uns l’acte de foi relève de « l’antécédent », chez l’autre du « conséquent ». Il est possible de dire qu’il y a deux visions théologiques sous-jacentes dans ces récits de guérison de l’aveugle.

 

·       Pour Marc, Matthieu et Luc la guérison semble être la conséquence d’un acte de foi envers Jésus (ta foi t’a sauvé) dont l’initiative ne relève qu’exclusivement de l’aveugle. Les synoptiques mettent en exergue la liberté, le désir et la foi de celui qui demande, faisant du don de la Grâce une conséquence de l’acte de foi.

·       Or chez Jean, Jésus guérit d’abord par une initiative, directe et gratuite, venant uniquement de sa part. De ce fait la confession de foi vient après la guérison, De plus, elle est comme une réponse à l’initiative et l’œuvre du Maître. Ainsi le signe accompli par le Maître permet de faire jaillir, en l’interprétant à la lumière de l’Ecriture, l’acte de foi de celui qui a déjà bénéficié d’une Grâce de guérison ! Chez Jean, l’initiative seule de Dieu et le don premier de sa Grâce précèdent l’acte de foi du croyant !

 

 

Par sa structuration narrative et son contenu théologique, l’hymne relève exclusivement de la vision des synoptiques. Cependant, le génie poétique de Claude BERNARD sera d’y insérer quelques éléments narratifs qui eux, relèvent de la vision johannique ! En voici l’analyse et la mise en perspective détaillée.

 

 

Prenons par exemple la première strophe :

Vers toi je viens, Jésus-Christ ma lumière,

Vers toi qui passes et m’appelles aujourd’hui.

Tu vois ma peine au profond des ténèbres,

Pitié, Seigneur, sauve-moi de la nuit !

 

Nous voyons que les versets 1 et 4 correspondent à la vision théologique des évangiles synoptiques, où l’aveugle avance d’abord vers Jésus et lui demande verbalement de le prendre en pitié. Par contre les versets 2 et 3 correspondent à la vision théologique johannique puisque l’on évoque l’initiative de Jésus-Christ, qui attendri par la misère de l’aveugle dans sa situation décide de venir vers lui et de l’appeler. Avec finesse Claude BERNARD compile assez subtilement les deux visions théologiques !

 

 

Prenons comme autre exemple la deuxième strophe :

Je veux, Seigneur, que mes yeux s’illuminent,

Qu’ils s’ouvrent grand sur l’immense univers.

Toi seul tu peux accomplir l’impossible,

Ma foi me dit que ton cœur est ouvert.

 

Les versets 1 et 2 correspondent bien aux évangiles synoptiques où l’aveugle exprime sa demande envers Jésus de recouvrer la vue. Quant aux versets 3 et 4, ils expriment la vision johannique où non seulement Jésus seul sauve, mais que la source de sa guérison provient du cœur ouvert, c’est-à-dire de la Croix. Seule Jean fait ce lien narratif entre le cœur transpercé par la lance et le don de la Grâce salvifique à travers les signes du sang et de l’eau. D’ailleurs seul Jean établit un lien narratif aussi explicite entre la guérison de l’aveugle-né et le mystère de la Croix

 

 

Enfin prenons la dernière strophe (4)

Fais-toi connaître aux aveugles sans nombre,

Prends-leur la main, guide-les vers la Vie.

Qu’ils voient le jour se lever sur le monde !

Ils chanteront : « Le Seigneur nous guérit. »

 

Ces quatre versets sont exclusivement johanniques. D’une part, c’est bien Jésus qui a l’initiative de ce faire connaitre à l’aveugle. D’autre part, seul Jésus, dans l’évangile de Jean, envoie l’aveugle à la piscine afin qu’il se purifie et recouvre la vue : c’est bien Jésus qui le guide vers la vie. Enfin, dans son quadruple dialogue avec les autorités juives,  l’aveugle témoigne que c’est Jésus qui lui a rendu la vue, il atteste qu’il l’a guéri.

 

 

 

Conclusion :

 

Ainsi structurées, les trois premières strophes de cette hymne correspondent aux caractéristiques des évangiles synoptiques, mais avec quelques variantes johanniques. Par contre la dernière strophe met en exergue des éléments que l’on ne trouve que dans l’évangile de Jean.

Avec un langage simple, une poésie sobre et dépouillée, Claude BERNARD réussit à exposer des éléments très subtils relevant de l’exégèse moderne des récits de guérison d’aveugle au sein des quatre évangiles.

Ici la poésie se met au service de l’approfondissement de l’Ecriture ! On loue Dieu tout en approfondissant l’Ecriture !


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[1] Heinrich Julius Holtzmann, Die synoptischen Evangelien, ihr Ursprung und geschichtlicher Charakter, Leipzig, 1863

[2] Daniel Marguerat « Le problème synoptique », in Introduction au Nouveau Testament : Son histoire, son écriture, sa théologie, Labor et Fides, 2008

[3] Frédéric Hamsler, « Sur les traces de la Source des paroles de Jésus (Document Q) : Une entrée dans le judéo-christianisme des trois premiers siècles », In revue Evangile et liberté, 2004

[4] Alain Marchadour, « Les évangiles, survol d’un siècle de recherches », In Etudes 2006/9, p.209-219.

Bruno Callebaut, Les évangiles, leurs origines, leurs exégèses, Domini Press, 2022 ; Les évangiles au carrefour des exégèses, Domini Press, 2025

                 

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